Préface
Le Tartuffe, ou L’Imposteur, Comédie. Par J. B. P. de Molière
Molière
Éditeur scientifique : Louvat-Molozay, Bénédicte
Description
Auteur du paratexteMolière
Auteur de la pièceMolière
Titre de la pièceLe Tartuffe, ou L’Imposteur, Comédie. Par J. B. P. de Molière
Titre du paratextePréface
Genre du textePréface
Genre de la pièceComédie
Date1669
LangueFrançais
ÉditionParis, Jean Ribou, 1669, in-12
Éditeur scientifiqueLouvat-Molozay, Bénédicte
Nombre de pages18
Adresse sourcehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8610800k/f15.image
Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/MoliereTartuffePreface.xml
Fichier HTMLhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/MoliereTartuffePreface.html
Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/MoliereTartuffePreface.odt
Mise à jour2016-04-12
Mots-clés
Mots-clés français
SujetFausse dévotion ; religion
DramaturgieEntrée en scène retardée ; discours du personnage en accord avec son caractère
Personnage(s)Faux dévot vs vrai dévot
FinalitéCorriger les vices des hommes
ActualitéAffaire du Tartuffe ; querelle de la moralité du théâtre
AutreCorneille ; théâtre et religion ; innocuité du théâtre ; Condé
Mots-clés italiens
ArgomentoFalsa devozione ; religione
DrammaturgiaEntrata in scena ritardata ; discorso del personaggio adatto al suo carattere
Personaggio(i)Falso devoto vs vero devoto
FinalitàCorreggere i vizi degli uomini
AttualitàAffare del Tartuffe ; disputa sulla moralità del teatro
AltriCorneille ; teatro e religione ; Innocuità del teatro ; Condé
Mots-clés espagnols
TemaFalsa devoción ; religión
DramaturgiaSalida retrasada ; discurso del personaje en consonancia con su carácter
Personaje(s)Falso devoto vs verdadero devoto
FinalidadCorregir los vicios de los hombres
ActualidadPolémica del Tartuffe ; querella de la moralidad del teatro
OtrasCorneille ; teatro y religión ; inocuidad del teatro ; Condé
Présentation
Présentation en français
Mais à ces propos repris dans les trois premiers et dans le dernier paragraphes de la Préface, s’ajoute une série d’arguments qui débordent largement « l’affaire Tartuffe1 » et s’expliquent par le contexte d’une réactivation très récente du débat, ancien, sur la moralité du théâtre. En 1667 ont en effet été publiés coup sur coup le Traité de la comédie de Pierre Nicole et le Traité de la comédie et des spectacles selon la tradition de l’Église tirée des Conciles et des Saints Pères du prince de Conti, l’ancien protecteur de Molière. Les thèses des ennemis du théâtre pouvaient s’autoriser d’une longue tradition, que Nicole et Conti adaptent toutefois au cas précis du théâtre français contemporain, et notamment à celui du théâtre de Corneille, d’autant plus pernicieux qu’il se donne comme un modèle de vertu. Les défenseurs du théâtre disposaient d’une tradition encore plus ancienne et s’étaient, eux aussi, progressivement constitué une série d’arguments et d’exemples, à l’instar des comédiens professionnels italiens, qui avaient eu à défendre leur art dès le début du siècle, ou de Scudéry dans son Apologie du théâtre (1639), ou encore de l’abbé d’Aubignac, qui avait publié en 1666 sa Dissertation sur la condamnation des théâtres. C’est à ces différents ouvrages que Molière emprunte l’argumentation des dix paragraphes centraux de sa Préface, à propos de l’origine religieuse du théâtre, de son utilité, de la légitimité qui est la sienne à traiter de matières religieuses et de la distinction à établir entre les spectacles grossiers et les pièces honnêtes.
Texte
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PRÉFACE
{NP 1}Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée2 ; et les gens qu’elle joue3 ont bien fait voir qu’ils étaient plus puissants en France que tous ceux que j’ai joués jusqu’ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins4 ont souffert doucement5 qu’on les ait représentés ; et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l’on a faites d’eux ; mais les hypocrites6 n’ont point entendu raillerie ; ils se sont effa{NP 2}rouchés d’abord7, et ont trouvé étrange8 que j’eusse la hardiesse de jouer leurs grimaces9, et de vouloir décrier10 un métier dont tant d’honnêtes gens se mêlent. C’est un crime qu’ils ne sauraient me pardonner et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur épouvantable. Ils n’ont eu garde de l’attaquer par le côté qui les a blessés ; ils sont trop politiques11 pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu ; et le Tartuffe dans leur bouche est une pièce qui offense la piété. Elle est d’un bout à l’autre pleine d’abominations, et l’on n’y trouve rien qui ne mérite le feu12. Toutes les syllabes en sont impies ; les gestes, même, y sont criminels ; et le moindre {NP 3}coup d’œil, le moindre branlement de tête, le moindre pas à droite ou à gauche, y cache des mystères, qu’ils trouvent moyen d’expliquer à mon désavantage. J’ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le monde, les corrections que j’y ai pu faire, le jugement du Roi et de la Reine, qui l’ont vue, l’approbation des grands princes et de Messieurs les ministres qui l’ont honorée publiquement de leur présence13, le témoignage des gens de bien qui l’ont trouvée profitable, tout cela n’a de rien servi. Ils n’en veulent point démordre, et tous les jours encore, ils font crier en public des zélés indiscrets14 qui me disent des injures pieusement, et me damnent par charité.
Je me soucierais fort peu de tout ce {NP 4}qu’ils peuvent dire, n’était l’artifice qu’ils ont de me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien, dont ils préviennent15 la bonne foi, et qui par la chaleur qu’ils ont pour les intérêts du Ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu’on veut leur donner. Voilà ce qui m’oblige à me défendre. C’est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite16 de ma comédie ; et je les conjure de tout mon cœur de ne point condamner les choses avant que de les voir ; de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont les grimaces17 les déshonorent.
Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute18 que mes intentions y sont partout {NP 5}innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer19 les choses que l’on doit révérer20 ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicatesse de la matière, et que j’ai mis tout l’art, et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite21 d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat22. Il ne tient pas un seul moment l’auditeur en balance ; on le connaît d’abord23 aux marques que je lui donne, et d’un bout à l’autre il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action qui ne peigne aux spectateurs le caractère d’un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je lui oppose24.
Je sais bien que, pour réponse, ces Messieurs {NP 6}tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime25. C’est une proposition qu’ils ne font que supposer26, et qu’ils ne prouvent en aucune façon ; et sans doute il ne serait pas difficile de leur faire voir que la comédie chez les Anciens a pris son origine de la religion, et faisait partie de leurs mystères27 ; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit mêlée ; et que, même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d’une confrérie à qui appartient encore aujourd’hui l’Hôtel de Bourgogne28 ; que c’est un lieu qui fut donné pour y représenter les plus importants mystères de notre foi ; qu’on en voit encore des comédies imprimées en {NP 7}lettres gothiques, sous le nom d’un docteur de la Sorbonne29 ; et sans aller chercher si loin, que l’on a joué de notre temps des pièces saintes de Monsieur de Corneille, qui ont été l’admiration de toute la France30.
Si l’emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes31, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est dans l’État d’une conséquence bien plus dangereuse que tous les autres, et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction. Les plus beaux traits d’une sérieuse morale sont moins puissants, le plus souvent, que ceux de la satire, et rien ne reprend mieux la plupart des hommes, que la peinture de leurs défauts. C’est une grande atteinte aux vices que de les ex{NP 8}poser à la risée de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions, mais on ne souffre point la raillerie ; on veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule32.
On me reproche d’avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon imposteur. Et pouvais-je m’en empêcher, pour bien représenter le caractère d’un hypocrite33 ? Il suffit, ce me semble, que je fasse connaître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j’en aie retranché les termes consacrés34, dont on aurait eu peine à lui entendre faire un mauvais usage. Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse35. Mais cette morale est-elle quelque chose dont tout le monde n’eût les oreilles rebattues ? dit-elle rien de nouveau dans ma comédie ? {NP 9}et peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent quelque impression dans les esprits ? que je les rende dangereuses, en les faisant monter sur le théâtre ? qu’elles reçoivent quelque autorité de la bouche d’un scélérat ? Il n’y a nulle apparence à cela ; et l’on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement toutes les comédies.
C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps36 ; et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu’il n’y ait eu des Pères de l’Église qui ont condamné la comédie, mais on ne peut pas me nier aussi qu’il n’y en ait eu quelques-uns qui l’ont traitée un peu plus doucement37. Ainsi l’autorité dont on prétend appuyer la censure est détruite par ce partage ; et toute la consé{NP 10}quence qu’on peut tirer de cette diversité d’opinions en des esprits éclairés des mêmes lumières, c’est qu’ils ont pris la comédie différemment, et que les uns l’ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l’ont regardée dans sa corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu’on a eu raison de nommer des spectacles de turpitude38.
Et en effet, puisqu’on doit discourir des choses, et non pas des mots39, et que la plupart des contrariétés40 viennent de ne se pas entendre, et d’envelopper dans un même mot des choses opposées, il ne faut qu’ôter le voile de l’équivoque, et regarder ce qu’est la comédie en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que, n’étant autre chose qu’un poème ingénieux qui, par des leçons agréa{NP 11}bles, reprend les défauts des hommes, on ne saurait la censurer sans injustice41. Et si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de l’Antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la comédie, eux qui faisaient profession d’une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir qu’Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s’est donné le soin de réduire en préceptes l’art de faire des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d’en composer eux-mêmes ; qu’il y en a eu d’autres, qui n’ont pas dédaigné de réciter en public celles qu’ils avaient composées ; que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les prix glorieux et par les superbes théâ{NP 12}tres dont elle a voulu l’honorer ; et que, dans Rome enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires42. Je ne dis pas d’une Rome débauchée, et sous la licence des Empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des Consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine43.
J’avoue qu’il y a eu des temps où la comédie s’est corrompue. Et qu’est ce que dans le monde on ne corrompt point tous les jours ? Il n’y a chose si innocente où les hommes ne puissent porter du crime ; point d’art si salutaire, dont ils ne soient capables de renverser les intentions ; rien de si bon en soi, qu’ils ne puissent tourner à de mauvais usages44. La médecine est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que {NP 13}nous ayons ; et cependant il y a eu des temps où elle s’est rendue odieuse, et souvent on en a fait un art d’empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du Ciel : elle nous a été donnée pour porter nos esprits à la connaissance d’un Dieu par la contemplation des merveilles de la Nature ; et pourtant on n’ignore pas que souvent on l’a détournée de son emploi, et qu’on l’a occupée publiquement à soutenir l’impiété45. Les choses, même, les plus saintes, ne sont point à couvert de la corruption des hommes ; et nous voyons des scélérats qui tous les jours abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus grands : mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu’il est besoin de faire. On n’enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses {NP 14}que l’on corrompt, avec la malice46 des corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d’avec l’intention de l’art ; et comme on ne s’avise point de défendre47 la médecine, pour avoir été bannie de Rome, ni la philosophie, pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes48, on ne doit point aussi vouloir interdire la comédie, pour avoir été censurée en de certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s’est renfermée dans ce qu’elle a pu voir, et nous ne devons point la tirer des bornes qu’elle s’est données, l’étendre plus loin qu’il ne faut et lui faire embrasser l’innocent avec le coupable. La comédie qu’elle a eu dessein d’attaquer n’est point du tout la comédie que nous voulons défendre49. Il se faut bien garder de confondre celle-là avec celle-ci. {NP 15}Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont tout à fait opposées. Elles n’ont aucun rapport l’une avec l’autre, que la ressemblance du nom ; et ce serait une injustice épouvantable, que de vouloir condamner Olympe, qui est femme de bien, parce qu’il y a eu une Olympe qui a été une débauchée50. De semblables arrêts, sans doute51, feraient un grand désordre dans le monde. Il n’y aurait rien par là qui ne fût condamné, et puisque l’on ne garde point cette rigueur à tant de choses, dont on abuse tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l’on verra régner l’instruction et l’honnêteté.
Je sais qu’il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie, {NP 16}qui disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses, que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations52. Je ne vois pas quel grand crime c’est que de s’attendrir à la vue d’une passion honnête ; et c’est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine, et je ne sais s’il n’est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les passions des hommes que de vouloir les retrancher entièrement. J’avoue qu’il y a des lieux qu’il vaut mieux fréquenter que le théâtre ; et, si l’on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement {NP 17}Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu’elle soit condamnée avec le reste : mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu’on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie53. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d’un grand prince54 sur la comédie du Tartuffe.
Huit jours après qu’elle eut été défendue55, on représenta devant la Cour une pièce intitulée Scaramouche Ermite56 ; et le Roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire : « Je voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la {NP 18}comédie de Molière ne disent mot de celle de Scaramouche ? » À quoi le prince répondit : « La raison de cela, c’est que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la religion, dont ces Messieurs-là ne se soucient point ; mais celle de Molière les joue eux-mêmes. C’est ce qu’ils ne peuvent souffrir. »