IdT – Les idées du théâtre


 

Préface

Saül le Furieux, Tragédie prise de la Bible, faite selon l’art et la mode des vieux auteurs tragiques

La Taille, Jean de

Éditeur scientifique : Ternaux, Jean-Claude

Description

Auteur du paratexteLa Taille, Jean de

Auteur de la pièceLa Taille, Jean de

Titre de la pièceSaül le Furieux, Tragédie prise de la Bible, faite selon l’art et la mode des vieux auteurs tragiques

Titre du paratexteDe l’Art de la Tragédie. À très haute princesse Henriette de Clèves, Duchesse de Nevers, Jean de La Taille de Bondaroy

Genre du textePréface

Genre de la pièceTragédie

Date1572

LangueFrançais

ÉditionParis, Fédéric Morel, 1572, in-8°. (Numérisation en cours)

Éditeur scientifiqueTernaux, Jean-Claude

Nombre de pages12

Adresse sourcehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71364q/f6

Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/LaTaille-Saul-Dedicace.xml

Fichier HTMLhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/LaTaille-Saul-Dedicace.html

Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/LaTaille-Saul-Dedicace.odt

Mise à jour2015-06-08

Mots-clés

Mots-clés français

GenreTragédie ; comédie ; farce ; moralité ; mystère

SourcesImitation des modèles antiques ; Bible ; Flavius Josèphe ; Zonaras

SujetRefus des sujets fabuleux / choix d’un sujet véridique ; refus de s’inspirer des malheurs du temps / traiter des malheurs d’autrui ; refus de la théologie ; sujet « pitoyable » (malheurs, inconstance de la Fortune)

DramaturgieDivision en 5 actes ; respects des unités de lieu et de temps ; respect des bienséances ; importance de la structure de la pièce

LieuUnité de lieu

TempsUnité de temps

ActionDébut « in medias res »

Personnage(s)Refus des personnages allégoriques ; fantôme ; chœur

DédicataireRespect ; Muse

ComédiensConvenance des comédiens par rapport à leur rôle

ReprésentationRéciter et représenter au vif ; gestes ; prononciation « brave et hardie », qui ne sente « ni l’écolier, ni le "pedante"»

RéceptionRefus d’un public populaire / s’adresse à des personnages graves

FinalitéPlaire ; émouvoir

ExpressionPoésie élégante

MetadiscoursLongueur de l’épître dédicatoire

ActualitéGuerres civiles contemporaines

Mots-clés italiens

GenereTragedia ; commedia ; farsa ; moralità ; mystère (sacra rappresentazione)

FontiImitazione dei modelli antichi ; Bibbia ; Flavio Giuseppe ; Zonara

ArgomentoRifiuto degli argomenti favolosi / scelta di un argomento veritiero ; rifiuto di ispirarsi alle infelicità dell’epoca / trattare le infelicità altrui ; rifiuto della teologia ; argomento "pietoso" [compassionevole] (infelicità, incostanza della Fortuna)

DrammaturgiaDivisione in 5 atti ; rispetto delle unità di luogo e di tempo ; rispetto del decoro, dei buoni costumi ; importanza della struttura della pièce

LuogoUnità di luogo

TempoUnità di tempo

AzioneInizio « in medias res »

Personaggio(i)Rifiuto dei personaggi allegorici ; fantasma ; coro

Dedicatario e PersonaggioRispetto ; Musa

AttoriAdattamento degli attori alle loro parti

RappresentazioneRecitare e rappresentare in modo vivace ; gesti ; pronuncia « coraggiosa ed ardita » « né da scolaro né da pedante »

RicezioneRifiuto di un pubblico popolare ; si rivolge a personalità gravi

FinalitàPiacere ; commuovere

EspressionePoesia elegante

MetadiscorsoLunghezza dell’epistola dedicatoria

AttualitàGuerre civili contemporanee

Mots-clés espagnols

GéneroTragedia ; comedia ; farsa ; moralidad ; « mystère »

FuentesImitación de los modelos antiguos ; Biblia ; Flavio Josefo ; Zonaras

TemaRechazo de los sujetos fabulosos / elección de un sujeto verídico ; rechazo de inspirarse de las desgracias del tiempo presente / tratar de las desgracias ajenas ; rechazo de la teología ; sujeto « lamentable» (desgracias, mudanzas de la Fortuna)

DramaturgiaDivisión en 5 actos ; respeto de las unidades de lugar y de tiempo ; respeto del decoro ; importancia de la estructura de la pieza

LugarUnidad de lugar

TiempoUnidad de tiempo

AcciónPrincipio « in medias res »

Personaje(s)Rechazo de los personajes alegóricos ; fantasma ; coro

Dedicatario y personajeRespeto ; Musa

Actor(es)Adecuación de los actores a su papel

RepresentaciónRecitar y representar al vivo ; ademanes ; pronunciación « valerosa y audaz », que no suene « ni a colegial, ni a "pedante" »

RecepciónRechazo de un público popular / se dirige a personajes graves

FinalidadGustar ; conmover

ExpresiónPoesía elegante

MetadiscursoExtensión de la epístola dedicatoria

ActualidadGuerras civiles contemporáneas

Présentation

Présentation en français

Dans ce premier traité français sur la tragédie, Jean de La Taille expose un certain nombre de principes contenus dans la Poétique, sans toutefois en reprendre le vocabulaire technique. Il connaît probablement Aristote grâce à Scaliger et à Castelvetro. Utilisant la forme de l’épître à la manière d’Horace, il encadre, en rhéteur, son propos d’un exorde et d’un épilogue adressés à sa noble destinataire. Dans l’intervalle, il commence par définir la tragédie comme une forme de poésie élitiste. Innovant par rapport à Aristote et à Horace, il met en avant la fragilité de la condition des personnages de haut rang. Les malheurs qui les menacent n’ont pas pour cadre la sphère privée, mais le pouvoir et la guerre. Si la tragédie vise à émouvoir le spectateur, La Taille ignore les phénomènes d’identification et de catharsis. Il s’agit de movere et de delectare. En revanche, il fait sienne la conception d’un « héros moyen ». Polémique, il reproche à Théodore de Bèze et à Louis des Masures d’avoir écrit des pièces à fin heureuse, car le plaisir tragique naît du malheur. En préconisant l’unité de lieu, après celle de temps, il fait preuve d’une relative originalité en se faisant, en France, l’écho de Castelvetro1. Quittant logiquement l’inventio pour la dispositio, La Taille recommande de faire en sorte que les divers épisodes ne fassent pas perdre de vue le sujet initial. Les tragédies bibliques ne doivent tourner ni à l’exposé théologique ni au prêche, et c’est au nom de la vraisemblance que les allégories sont bannies. Suivant Horace, il adopte la division en cinq actes, séparés par un chœur qui commente l’action (même si elle n’est pas représentée). Comme l’épopée, la tragédie doit commencer in medias res. Dans le sillage de Du Bellay, il méprise les populaires farces et moralités auxquelles il oppose les vraies tragédies et comédies imitées des Anciens et écrites à destination des grands. Leur langue évitera les excès du pédantisme et de la simplicité. Elle résultera d’un long travail, car ce n’est pas l’inspiration qui fait les bons poètes. Au service de la vérité, La Taille refuse les sujets mythologiques. Enfin, il justifie la présence sur scène de Samuel dans sa tragédie de Saül le furieux en s’appuyant sur la Bible et sur les historiens.    

Texte

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De l’Art de la Tragédie.

À très haute princesse Henriette de Clèves, Duchesse de Nevers2, Jean de La Taille de Bondaroy3

[NP1] Madame4, combien que les piteux5 désastres advenus naguère en la France par nos Guerres civiles fussent si grands, et que la mort du roi Henri6, du roi son fils7 et du roi de Navarre, votre oncle8, avec celle de tant d’autres princes, seigneurs, chevaliers et gentilshommes, fût si pitoyable qu’il ne faudrait jà d’autre chose pour faire des tragédies9, ce néanmoins pour n’en être10 du tout le propre sujet et pour ne remuer nos vieilles et nouvelles11 douleurs, volontiers je m’en déporte12, aimant trop mieux décrire le malheur d’autrui que le nôtre13, qui m’a fait non seulement voir les deux rechutes de nos folles guerres, mais [NP2] y combattre et rudement y être blessé14. Je veux sans plus ici vous dédier une tragédie du plus misérable prince qui porta jamais couronne, le premier que Dieu élut pour commander sur son peuple, le premier aussi que j’ai élu pour écrire, afin qu’en vous faisant un tel présent, je puisse quant et quant15 montrer à l’œil de tous un des plus merveilleux secrets de toute la Bible, un des plus étranges mystères de ce grand Seigneur du monde, et une de ses plus terribles providences. Or afin que du premier coup vous y rencontriez le plaisir que je désire, j’ai pensé de vous donner quelque ouverture et quelque goût d’une tragédie, et, en déchiffrant les principaux points, vous en portraire seulement l’ombre et les premiers traits.

La tragédie16 donc est une espèce, et un genre17 de poésie non vulgaire18, mais autant élégant, beau et excellent qu’il est possible. Son vrai sujet19 ne traite que de piteuses ruines des grands seigneurs20, que des inconstances de fortune21, que bannissements, guerres, pestes, famines, captivités, exécrables cruautés des tyrans22, et bref, que larmes et misères extrêmes, et non point de choses qui arrivent tous les jours naturellement et par raison commune, comme d’un qui mourrait de sa propre mort, d’un qui serait tué de son ennemi23 ou d’un qui serait condamné à mourir par les lois et pour ses démérites ; car tout cela n’émouvrait pas aisément, et à peine m’arracherait-il une larme de l’œil, vu que la vraie et seule intention d’une tragédie est d’émouvoir et de poindre merveilleusement les affections24 d’un chacun; car il faut que le sujet en soit si pitoyable {3 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71364q/f8} et poignant25 de soi, qu’étant même en bref et nûment26 dit, engendre en nous quelque passion27, comme qui vous conterait d’un à qui l’on fit malheureusement manger ses propres fils, de sorte que le Père, sans le savoir, servit de sépulcre à ses enfants28; et d’un autre qui, ne pouvant trouver un bourreau pour finir ses jours et ses maux, fut contraint de faire ce piteux office de sa propre main29. Que le sujet aussi ne soit de seigneurs extrêmement méchants, et que pour leurs crimes horribles ils méritassent punition ; n’aussi30 par même raison de ceux qui sont du tout31 bons, gens de bien et de sainte vie32, comme d’un Socrate, bien qu’à tort empoisonné. Voilà pourquoi tous sujets n’étant tels seront toujours froids et indignes du nom de tragédie, comme celui du sacrifice d’Abraham, où cette feinte de faire sacrifier Isaac, par laquelle Dieu éprouve Abraham, n’apporte rien de malheur à la fin33 ; et d’un autre où Goliath, ennemi d’Israël et de notre religion, est tué par David son haineux34, laquelle chose, tant s’en faut qu’elle nous cause quelque compassion, que ce sera plutôt une aise et contentement qu’elle nous baillera35. Il faut toujours représenter l’histoire ou le jeu en un même jour, en un même temps36 et en un même lieu37 ; aussi se garder de ne faire chose sur la scène qui ne s’y puisse commodément et honnêtement faire38, comme de n’y faire exécuter des meurtres et autres morts, et non par feinte ou autrement, car chacun verra bien toujours que c’est et que ce n’est toujours que feintise, ainsi que fit quelqu’un39 qui, avec trop peu de révérence, et non selon l’art, fit par feinte crucifier en plein théâ[NP3]tre ce grand Sauveur de nous tous. Quant à ceux qui disent qu’il faut qu’une tragédie soit toujours joyeuse au commencement et triste à la fin, et une comédie(qui lui est semblable quant à l’art et disposition, et non du sujet) soit au rebours40 , je leur avise que cela n’advient pas toujours, pour41 la diversité des sujets et bâtiments de chacun de ces deux poèmes42. Or c’est le principal point d’une tragédie de la savoir bien disposer, bien bâtir, et la déduire43 de sorte qu’elle change, transforme, manie, et tourne l’esprit des écoutants de çà de là, et faire qu’ils voient maintenant une joie tournée tout soudain en tristesse, et maintenant au rebours, à l’exemple des choses humaines44. Qu’elle soit bien entrelacée, mêlée, entrecoupée, reprise45, et surtout à la fin rapportée à quelque résolution et but de ce qu’on avait entrepris d’y traiter. Qu’il n’y ait rien d’oisif46, d’inutile, ni rien qui soit mal à propos. Et si c’est un sujet qui appartienne aux lettres divines, qu’il n’y ait point un tas de discours de théologie, comme choses qui dérogent au vrai sujet et qui seraient mieux séantes à un prêche47 ; et pour cette cause, se garder d’y faire parler des personnes, qu’on appelle feintes48 et qui ne furent jamais, comme la Mort, la Vérité49, l’Avarice, le Monde, et d’autres ainsi, car il faudrait qu’il y eût des personnes ainsi de même contrefaites qui y prissent plaisir. Voilà quant au sujet ; mais quant à l’art qu’il faut pour la disposer et mettre par écrit, c’est de la diviser en cinq actes50 et faire de sorte que, la scène étant vide de joueurs, un acte soit fini et le sens, aucunement parfait51. Il faut qu’il y ait un chœur52, c’est-à-{4 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71364q/f10}dire une assemblée d’hommes ou de femmes53 qui, à la fin de l’acte, discourent sur ce qui aura été dit devant54 ; et surtout d’observer cette manière de taire et suppléer55 ce qu[i] facilement sans exprimer se pourrait entendre avoir été fait en derrière56, et de ne commencer à déduire sa tragédie par le commencement de l’histoire ou du sujet, ains57 vers le milieu ou la fin, ce qui est un des principaux secrets de l’art dont je vous parle, à la mode des meilleurs poètes vieux58 et de ces grands59 œuvres héroïques60, et ce afin de ne l’ouïr froidement, mais avec cette attente et ce plaisir d’en savoir le commencement, et puis la fin après. Mais je serais trop long à déduire par le menu ce propos que ce grand Aristote en ses Poétiques61, et après lui Horace (mais non avec telle subtilité) ont continué plus amplement et mieux que moi, qui ne me suis accommodé qu’à vous et non aux difficiles et graves oreilles des plus savants. Seulement vous aviserai-je qu’autant de tragédies et comédies, de farces et moralités (où bien souvent n’y a sens ni raison, mais des paroles ridicules avec quelque badinage) et autres jeux qui ne sont faits selon le vrai art, et au moule des vieux, comme d’un Sophocle, Euripide et Sénèque62, ne peuvent être que choses ignorantes, mal faites, indignes d’en faire cas, et qui ne dussent servir de passe-temps qu’aux valets et menu populaire, et non aux personnes graves. Et voudrais bien qu’on eût banni de France telles amères épiceries63 qui gâtent le goût de notre langue, et qu’au lieu on y eût adopté et naturalisé la vraie tragédie et comédie, qui n’y sont point en[NP4]core à grand’64 peine parvenues, et qui toutefois auraient aussi bonne grâce en notre langue française qu’en la grecque et latine. Plût à Dieu que les rois et les grands sussent le plaisir que c’est de voir réciter et représenter au vif une vraie tragédie ou comédie, en un théâtre tel que je le saurais bien deviser65, et qui jadis était en si grande estime pour le passe-temps des Grecs et des Romains, je m’oserais presque assurer qu’icelles étant naïvement jouées par des personnes propres66, qui, par leurs gestes honnêtes, par leurs bons termes, non tirés à force du latin, et par leur brave et hardie prononciation, ne sentissent aucunement ni l’écolier67, ni le pedante68, ni surtout le badinage des farces, que les grands, dis-je, ne trouveraient passe-temps (étant retirés au paisible repos d’une ville) plus plaisant que cestui-ci, j’entends après l’ébat de leur exercice, après la chasse et le plaisir du vol des oiseaux69. Au reste, je ne me soucie, en mettant ainsi par écrit, d’encourir ici la dent outrageuse et l’opinion encore brutale d’aucuns70 qui, pour l’effet des armes, désestiment71 et dédaignent les hommes de lettres, comme si la science et la vertu, qui ne gît72 qu’en l’esprit, affaiblissait le corps, le cœur et le bras, et que noblesse fût déshonorée d’une autre noblesse, qui est la science. Que nos jeunes courtisans en haussent la tête tant qu’ils voudront, lesquels voulant honnêtement dire quelqu’un fol, ne le font qu’appeler poète ou philosophe, sous ombre qu’ils voient (peut-être) je ne sais quelles tragédies ou comédies qui n’ont que le titre seulement73, sans le sujet, ni la disposition, et une infinité de rimes sans {5 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71364q/f12} art ni science, que font un tas d’ignorants qui, se mêlant aujourd’hui de mettre en lumière – à cause de l’impression trop commune, dont je me plains à bon droit – tout ce qui distille de leur cerveau mal timbré, font des choses si fades et mal plaisantes qu’elles dussent faire rougir de honte les papiers mêmes, aux cerveaux desquels est entrée cette sotte opinion de penser qu’on naisse et qu’on devienne naturellement excellent en cet art, avec une fureur divine, sans suer74, sans feuilleter75, sans choisir l’invention76, sans limer les vers77 et sans noter en fin de compte qu’il y a beaucoup de rimeurs et peu de poètes. Mais je ne dois non plus avoir de honte78 de faire des tragédies que ce grand empereur Auguste, lequel, nonobstant qu’il pouvait toujours être empêché aux affaires du monde, a bien pris quelquefois plaisir de faire une tragédie nommée Ajax, qu’il effaça depuis, pour ne lui sembler, peut-être, bien faite79 ; même que plusieurs ont pensé que ce vaillant Scipion, avec son Lælius, a fait les comédies que l’on attribue à Térence80. Non que je fasse métier ni profession de poésie : car je veux bien qu’on sache que je ne puis, à mon grand regret, y dépendre81 autre temps, afin qu’on ne me reproche que j’en perde le meilleur, que celui que tels ignorants de cour emploient coutumièrement à passer le temps, à jouer et à ne rien faire, leur donnant congé de n’estimer non plus mes écrits que leurs passe-temps, leurs jeux et leur fainéantise. Mais cependant, qu’ils pensent que, si l’on est fol en rime, qu’ils ne le sont pas moins en prose, comme dit Du Bellay82. N’est-ce pas plus grande [NP5] moquerie à eux d’engager leur liberté et la rendre misérablement esclave, de laisser légèrement le paisible repos de leur maison, de forcer leur naturel, bref de ne savoir faire autre chose que de contrefaire les grands, d’user sans propos de finesses frivoles, de prêter des charités, de faire vertu d’un vice, de reprendre à la mode des ignorants ce qu’ils n’entendent pas, et de faire en somme profession de ne savoir rien ? Pour conclusion, je n’ai des histoires fabuleuses mendié ici les fureurs d’un Athamant83, d’un Hercule84, ni d’un Roland85, mais celles que la vérité même a dictées, et qui portent assez sur le front leur sauf-conduit partout. Et parce qu’il m’a été force de faire revenir Samuel, je ne me suis trop amusé à regarder si ce devait être ou son esprit même, ou bien quelque fantôme et corps fantastique, et s’il se peut faire que les esprits des morts reviennent ou non, laissant la curiosité de cette dispute aux théologiens. Mais tant y a que j’ai lu quelque auteur qui, pensant que ce fût l’âme vraie de Samuel qui revint, ne trouve cela impossible, comme disant qu’on peut bien pour le moins faire revenir l’esprit même d’un trépassé, avant l’an révolu du trépas, et que c’est un secret de magie. Mais j’aurai plus tôt fait de coucher ici les propres mots latins de cet auteur nommé Corneille Agrippa, qui sont tels en son livre de la vanité des sciences, alléguant Saint Augustin même86 : In libris Regum legimus [Pytho]nissam mulierem evocasse animam Samuëlis : licet plerique interpretentur non fuisse animam Prophetæ, sed malignum spiritum qui sumpserit illius imaginem: tamen Hebræorum magistri dicunt, quod etiam {6 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k71364q/f14} Augustinus ad Simplicianum fieri potuisse non negat, quia fuerit verus spiritus Samuëlis, qui ante completum annum a discessu ex corpore evocari potuit, prout docent Gœtici87. Combien qu’un autre, en ses Annotations Latines sur la Bible, allègue saint Augustin au contraire88, toutefois je trouve qu’Agrippa, homme au reste d’un merveilleux savoir, erre grandement – dont je m’émerveille89 – de penser que Samuel revint dans l’an de sa mort, vu que Josèphe, en ses Antiquités90, dit notamment que Saül régna, vivant Samuel, dix-huit ans, et vingt après sa mort91, au bout desquels on fit revenir par enchantement l’ombre du Prophète. Saint Paul aux Actes des Apôtres92, ajoutant encore deux ans au règne de Saül, plus que Josèphe, raconte là qu’il régna XL ans. Je sais que les Hébreux et qu’aujourd’hui les plus subtils en la religion tiennent sans doute93 que c’était un Diable ou démon que fit venir la Pythonisse, et non l’esprit vrai de Samuel. Mais d’autre part je voudrais bien qu’ils m’eussent interprété ou accordé ce que dit Salomon en son Ecclésiastique, qui parlant de Samuel dit ainsi94 : Et après qu’il fut mort il prophétisa, et montra au roi la fin de sa vie, et éleva sa voix de la terre en prophétie. Et si ma Muse s’est, comme malgré moi, en s’égayant quelque peu, espacée hors les bornes étroites du texte, je prie ceux-là qui le trouveront mauvais d’abaisser en cela un peu leur sourcil plus que stoïque95, et de penser que je n’ai point tant déguisé l’histoire qu’on n’y reconnaisse pour le moins quelques traits ou quelque ombre de la vérité, comme vraisemblablement la chose est advenue, m’étant prin[NP6]cipalement aidé de la Bible, à savoir des livres des Rois et des Chroniques d’icelle, et puis de Josèphe et de Zonare96 grec. Or parce que la France n’a point encore de vraies tragédies97, sinon, possible98, traduites, je mets ceste-ci en lumière sous la faveur du nom de vous, Madame, comme de celle qui, presque seule de notre âge99, favorisez les arts et les sciences, qui seront tenues100 aussi pour ceste cause de vous publier à la postérité, pour lui recommander votre gentil101 esprit, savoir et courtoisie, afin qu’elle entende que vous avez quelquefois fait cas de ceux qui ont quelque chose outre ce vulgaire ignorant et barbare. Car j’ai autrefois conclu que vous serez ma seule Muse, mon Phœbus, mon Parnasse et le seul but où je rapporterai mes écrits. Mais il me semble qu’il ne me souvienne plus que je fais ici une épître et non un livre.

Pour donc faire fin102, je supplie Dieu, Madame, qu’il n’advienne à vous, ni à votre excellente maison, chose dont on puisse faire tragédie.

Invocation à Dieu

Je ne daigne invoquer ces Muses en mes vers,
Ne103 ma Thalie aussi, de qui mon nom se tire,
Je ne daignerai104 plus de ces Fables écrire,
N’invoquer105 le secours d’un tas de dieux divers ;
5    Je t’invoque plutôt, Seigneur de l’univers,
Viens-t-en à moi, de grâce, et ton esprit m’inspire106,
Afin que par mes vers à ton beau Ciel j’aspire,
Non point aux vains honneurs d’un tas de lauriers verts.
Viens conduire ma plume, afin qu’à ton honneur
10        Le premier je décrive avecques107 un haut style,
Le premier Roi qu’au Monde as élu d’un clin d’yeux :
Ayant tant de faveurs, je te promets, Seigneur,
De ne chanter que toi, faisant ton Évangile,
Ta grandeur et ton nom retentir jusqu’aux Cieux.