IdT – Les idées du théâtre


 

Préface

L’Innocent malheureux, ou La Mort de Crispe

Grenaille, François de

Éditeur scientifique : Lochert, Véronique

Description

Auteur du paratexteGrenaille, François de

Auteur de la pièceGrenaille, François de

Titre de la pièceL’Innocent malheureux, ou La Mort de Crispe

Titre du paratexteOuverture générale à toute la pièce, avec un discours sur les poèmes dramatiques de ce temps

Genre du textePréface

Genre de la pièceTragédie

Date1639

LangueFrançais

ÉditionParis, Jean Paslé, 1639, in-4°

Éditeur scientifiqueLochert, Véronique

Nombre de pages15

Adresse sourcehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516

Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/Grenaille-InnocentMalheureux-Preface.xml

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Mise à jour2015-08-08

Mots-clés

Mots-clés français

SourcesBernardino Stefonio, Crispus ; Sénèque, Hippolyte

SujetHistoire ancienne / moderne ; altération de l’Histoire

DramaturgieRespect des règles ; passions (diversité) ; dénouement heureux de la tragi-comédie ; bienséance ; récit / représentation

LieuUnité

TempsUnité

ActionUnité ; épisodes ; nature purement sentimentale ; ajout d’une intrigue amoureuse

ComédiensÉloge des comédiens du roi

ScenographieSpectacle minimal de L’Edouard de La Calprenède

ReprésentationNon visée

ExpressionPointes ; decorum ; style simple

MetadiscoursUtilité de la préface

Relations professionnellesÉloge de La Calprenède

AutreÉloge du théâtre ; connaissances et qualités nécessaires au poète dramatique ; auteur noble ; auteur débutant ; théâtre et religion ; choix du titre ; théâtre de La Calprenède

Mots-clés italiens

FontiBernardino Stefonio, Crispus ; Seneca, Hippolyte

ArgomentoStoria antica / moderna ; alterazione della Storia

DrammaturgiaRispetto delle regole ; affetti (diversità) ; lieto fine della tragi-commedia ; decoro ; racconto / rappresentazione

LuogoUnità

TempoUnità

AzioneUnità ; episodi ; natura puramente sentimentale ; aggiunta di un intreccio amoroso

AttoriElogio dei comici del Rè

ScenografiaSpettacolo minimo de L’Edouard di La Calprenède

RappresentazioneNon presa in considerazione

EspressioneConcetti ; decorum ; stile semplice

MetadiscorsoUtilità della prefazione

Rapporti professionaliElogio di La Calprenède

AltriElogio del teatro ; conoscenze e qualità necessarie al poeta drammatico ; autore nobile ; autore debutante ; teatro e religione ; scelta del titolo ; teatro di La Calprenède

Mots-clés espagnols

FuentesBernardino Stefonio, Crispus ; Séneca, Hipólito

TemaHistoria antigua / moderna ; alteración de la Historia

DramaturgiaRespeto de la reglas ; pasiones (diversidad) ; desenlace feliz de la tragicomedia ; decoro ; relato / representación

LugarUnidad

TiempoUnidad

AcciónUnidad ; episodios ; índole puramente sentimental ; adición de una intriga amorosa

Actor(es)Elogio de los actores del rey

EscenografiaEspectáculo mínimo de L’Edouard de La Calprenède

RepresentaciónNo proyectada

ExpresiónAgudezas ; decorum ; estilo simple

MetadiscursoUtilidad del prólogo

Relaciones profesionalesElogio de La Calprenède

OtrasElogio del teatro ; conocimientos y cualidades necesarias al poeta dramático ; autor noble ; autor principiante ; teatro y religión ; elección del título ; teatro de La Calprenède

Présentation

Présentation en français

L’Innocent malheureux est la première, et l’unique tragédie de François de Grenaille, qui n’a que vingt-trois ans et vient d’arriver à Paris. Avant d’évoquer sa propre tragédie, et pour mieux disposer les lecteurs, Grenaille présente d’abord de manière générale l’art du poète dramatique, à une époque où le théâtre a acquis ses lettres de noblesse grâce notamment au soutien politique de Richelieu. En détaillant les nombreuses connaissances et qualités qui lui sont nécessaires, il procède à l’éloge de l’auteur de théâtre. Il rend ensuite hommage à un dramaturge contemporain, La Calprenède, dont il passe en revue cinq pièces, en s’attardant plus longuement sur la plus récente, L’Édouard. Grenaille espère sans doute tirer profit du succès de cet auteur qui lui ressemble, puisqu’il est comme lui originaire du sud-ouest de la France et de petite noblesse, et dont le premier essai a marqué le début d’une carrière prometteuse. Il en vient enfin à sa propre pièce, qui porte à la scène le sujet de la mort de Crispe, déjà traité à deux reprises en latin et dont Tristan L’Hermite proposera une autre adaptation six ans plus tard. Après un long résumé du sujet fourni par l’histoire, Grenaille présente les modifications qu’il lui a apportées, en soulignant son respect des règles et en défendant l’originalité de son œuvre par rapport à ses lointaines sources. La préface, dont Grenaille est conscient des enjeux, permet ainsi à l’auteur débutant de prendre sa place dans le paysage dramatique contemporain, évoqué à travers ses remarques sur La Calprenède, et d’affirmer ses compétences, en abordant différentes questions de théorie théâtrale.

Texte

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OUVERTURE GENERALE

à toute la pièce, avec un discours sur les poèmes dramatiques de ce temps

[NP1] Un auteur du siècle passé parlant de la poésie se plaignait avec raison de ce que les Muses, qui logeaient autrefois sur une double montagne, semblaient à peine ramper de son temps, et qu’au lieu d’animer les vers, elles étaient presque mortes. Nous pouvons dire que les poètes d’à présent leur ont fait prendre un autre train, puisqu’ils les ont élevées sur le théâtre où elles ont une véritable grandeur, au lieu que les monts ne leur en donnaient qu’une imaginaire. Tous les esprits qui ont un peu de génie l’emploient d’abord à la scène ; les odes et les sonnets ne sont pas des pièces si communes que les tragi-comédies1. Cela vient à mon avis du prix que la France donne aujourd’hui à cette sorte d’ouvrages, et de l’agrément de ce grand Ministre2, qui, se déchargeant du poids des affaires, prend quelquefois de nobles divertissements en des sujets héroïques. Ceux qui sont capables de concevoir quelque chose de grand aiment mieux consacrer leurs veilles au contentement de ce grand héros qu’aux louanges de plusieurs autres personnes. On en peut encore apporter une autre raison, quoiqu’inférieure à celle-là, et c’est que les acteurs qui représentent les poèmes dramatiques le font avec tant d’adresse et de splendeur que chacun se persuade que c’est à eux qu’il appartient de donner la montre3 aux belles choses, et que ce qui les occupe une fois passe toujours pour relevé4. Aussi voyons-nous qu’une profession qui a toujours eu de la vogue semble être maintenant toute royale, étant sous la protection de sa Majesté5. Sa troupe est plus honorée de notre temps que les anciens comédiens ne l’étaient sous les Empereurs, aussi répond-elle par son action6, et par le nombre des personnes qui la composent, [NP2] à tout ce qu’on peut attendre d’elle pour le contentement des plus grands princes aussi bien que de tout le peuple7.

Il faut avouer néanmoins que, si tous les auteurs ont les mêmes prétentions, ils n’ont pas les mêmes succès. C’est que plusieurs veulent d’abord voler bien haut, sans avoir appris à marcher, d’où vient qu’ils s’abaissent en s’élevant, et que pensant toucher le faîte, ils tombent dans le précipice. Ils veulent faire un chef-d’œuvre sans avoir fait aucun essai. Ils n’ont jamais su composer une élégie, et ils croient pouvoir hautement exprimer les regrets d’une princesse malheureuse. Ils ne savent pas combien un poème a de parties, et ils songent aux cinq actes du plus difficile de tous. Ils n’ont pas d’enthousiasme pour faire deux vers hardis, et ils croient en avoir pour une pièce de longue haleine. Ainsi donc ils ne courent pas dans la lice, mais plutôt ils y chopent8 à chaque pas ; ils n’ont pas de suffisance, mais ils ont de la vanité. Ils prennent de belles matières, mais ils leur donnent une bien chétive forme. Un ancien disait qu’il valait mieux être blâmé de quelques gens que d’être loué par d’autres9, mais on peut dire qu’il y a de beaux sujets qui perdent leur majesté, pource qu’ils sont traités par de faibles plumes. Puisque je mets la mienne de ce nombre, sans parler d’aucune autre en particulier, on doit croire que je fais plutôt ma censure que celle de ceux que je reconnais pour mes maîtres. On doit louer ma sincérité, et non pas m’accuser ou d’orgueil ou d’imprudence10.

On peut dire encore que la difficulté qui se rencontre à bien faire une pièce de théâtre vient aussitôt11 de la nature de l’objet que de l’insuffisance de l’auteur. Il est certain que, comme une tragédie a divers visages, qui n’ont pourtant qu’une vision, il faut être bien clairvoyant pour lui donner toutes ses postures raisonnables. Ce beau corps12 comprend une infinité de beaux membres. Il embrasse le politique pour faire tenir les conseils et prendre de bonnes résolutions aux grands monarques. La morale y est employée pour émouvoir les passions et dispenser bien à propos l’espérance et le désespoir, l’amour et la haine. L’éloquence y règne pour produire tous les sentiments du cœur et faire voir son âme dans ses paroles. La logique y est nécessaire pour ne faire jamais de mauvais raisonnements sur un bon sujet et employer plutôt les termes dans leur sens que dans la rime. La connaissance de l’art militaire s’y mêle, par les duels ou les combats qui font souvent les tristes événements et qui causent ces [NP3] belles intrigues qui sont suivies d’un admirable dénouement. La musique même est requise à un ouvrage qui consiste tout en nombres13, qui est aussi bien fait pour l’oreille que pour le cœur, et qui doit ravir l’âme par l’ouïe. Je ne parle point ici de l’Histoire, car tout le monde voit que pour prendre de beaux sujets il faut savoir de belles choses et bien remarquer la substance et l’accessoire d’une action, pour bien reconnaître les vérités qu’il faut suivre et ce qu’on peut feindre dans un poème. Or pour donner tant de belles figures à un tableau, il faut qu’un peintre soit bien expert et qu’un artisan ait ensemble du bonheur et du savoir pour achever cet ouvrage14. Outre que la nature lui doit avoir donné ce caractère qui a fait dire que les orateurs se font par art, mais que les poètes naissent habiles, il faut encore que l’industrie enrichisse la nature et que la nature s’efforce de surpasser l’industrie15.

Un homme donc qui se mêle de faire de ces rares productions doit être pourvu de toute sorte d’avantages. Il doit être savant sans être ni superficiel, ni aussi trop spéculatif. La sagesse lui doit apprendre des secrets dont la cour et le commerce des hommes lui doivent fournir des exemples. Il doit avoir l’imagination bonne, mais elle doit céder à la bonté de son jugement. Pour son esprit, devant toujours feindre en quelque façon, il doit être bien subtil et bien avisé. Au reste, ses passions doivent être si bien faites qu’il les puisse émouvoir et apaiser à sa volonté et sans changer de cœur les employer à divers usages16. Il faut qu’il fasse le roi et l’esclave, la reine et la suivante, le juge et le criminel, l’accusateur et l’apologiste, sans se troubler ou changer de personnage. De plus, il doit être circonspect pour garder la justesse aussi bien aux circonstances qu’au principal de toutes les choses. Il faut qu’il fasse taire à propos les souverains pour laisser parler les sujets, qu’il donne du temps à l’aversion aussi bien qu’aux plus douces affections, et qu’il fasse disparaître les acteurs avec autant d’applaudissement qu’ils ont paru sur le théâtre. En un mot, il doit être parfait courtisan comme parfait orateur, et il nous faut croire que ce qui a fait dire que la poésie a quelque chose de divin, c’est qu’il faut avoir une faveur presque surnaturelle pour en acquérir la perfection et sembler moins homme que demi-dieu. Ces fameux enthousiasmes qu’on nomme divines fureurs17 montrent assez que mon opinion est aussi bien fondée sur l’expérience qu’appuyée sur la raison.

[NP4] On peut recueillir de ce discours que plusieurs peuvent faire des poèmes dramatiques, mais qu’il y a fort peu de gens qui les fassent dans la perfection qu’ils doivent avoir. Comme entre18 les poètes latins nous n’avons qu’un Sénèque qui ait réussi en matière de tragédies, et que Sophocle et Euripide sont les seuls des Grecs qui y aient heureusement travaillé, avouons que la France n’est pas plus féconde aujourd’hui que l’Italie et la Grèce. Tous ceux qui font des vers ne sont pas incomparables, et le nombre des auteurs ne les rend pas tous excellents. Cette confusion ne mêle pas le mérite et l’imperfection des uns et des autres. Nous en avons néanmoins quelques-uns qui ornent magnifiquement notre théâtre au lieu que les autres en prennent leur ornement. Tant d’illustres morts qu’ils font ressusciter avec admiration seraient bien aises, s’ils revenaient au monde, d’avoir eu jadis du malheur pour donner sujet aux ouvrages de tant de bons esprits qui le représentent. On ne sait qu’admirer plutôt : ou l’argument19 de leurs pièces, ou la beauté qu’ils lui donnent. On peut dire seulement que leur art est encore plus admirable que la matière, et qu’il n’y a point de riche sujet qui ne tire du prix de la façon qu’ils lui donnent. Je ne veux point, pour gagner les bonnes grâces de quelqu’un, faire des comparaisons odieuses, ni désobliger tous les auteurs pour en louer un en particulier. Je crois néanmoins que les autres seront tous de mon avis, quand je dirai que M. de La Calprenède20, pour être venu des derniers ne laisse pas de tenir le premier rang. Ce n’est pas l’amour du pays qui me fait parler, c’est la vérité que j’aime plus que tout le reste. Je sais bien que notre Guyenne21 l’avoue pour son ornement, mais sa personne m’est plus considérable que sa naissance. Outre que parlant en faveur d’un homme que je n’ai jamais eu l’honneur de voir que dans ses écrits, on ne dira pas que je flatte celui qui ne m’entend point, étant maintenant bien éloigné de Paris, mais plutôt que je donne au mérite de ses œuvres ce que d’autres donneraient à la complaisance. Ce n’est pas que je n’honore la cause encore plus que l’effet, mais pour admirer l’effet à loisir, je veux un peu séparer ses intérêts d’avec ceux de sa cause.

Je dirai encore par prévention qu’on ne doit pas mettre toute la louange de cet auteur dans ses ouvrages, vu qu’ils en font la moindre partie. Ce qui fait la profession de plusieurs ne fait que ses divertissements, et les chefs-d’œuvre qui occupent toute leur vie se font lorsqu’il se délasse22. Sa naissance l’a trop élevé pour lui permettre de [NP5] tirer sa gloire d’un emploi où les roturiers prétendent aussi bien que tous les nobles. Pour être poète comme les autres, il ne doit pas cesser d’être par-dessus le commun des hommes. Il est bien aise de nous ravir, mais non pas de quitter son rang. Il ne veut pas que sa plume soit si bonne que son épée23, ni qu’une couronne de laurier semble ennoblir un beau timbre24. C’est pourtant un cas merveilleux que cette illustre négligence qu’il affecte produise tant de belles choses, et que ne voulant égaler personne à faire des vers, il égale tout le monde. Mais de ces réflexions générales venons maintenant aux particulières, pour voir changer mon opinion en évidence. Nous avons vu diverses pièces de cet excellent auteur, chacune desquelles nous semblerait incomparable, si elle n’avait sa semblable de même main. La Mort de Mithridate25, qui fut l’essai d’un si bon esprit, passe pour un chef-d’œuvre au jugement des habiles. L’auteur a tort de lui vouloir ravir ses ornements par une modestie recherchée, on l’estime suivant ce qu’elle est, et non pas suivant le cas qu’il en fait26. On ne défère pas à son opinion en ce qui le touche, pour ce qu’elle est injuste devant que de27 lui être tant soit peu désavantageuse. Il suffit de dire que si cette pièce n’était excellente elle n’aurait pas une approbation générale, et qu’elle n’eût jamais causé de si grandes émotions dans les âmes des spectateurs, si elle n’eût été le fruit d’un puissant génie. La Mort des enfants d’Hérode28 ne cède point à la Marianne29, quoiqu’on l’en nomme la Suite ; l’auteur trouve dans son art les beautés que l’autre a rencontrées dans la matière aussi bien que dans ses divines inventions, et pour n’avoir pas tant de femmes la scène n’en est pas moins agréable. C’est là qu’on voit ces belles diversités que causent les passions d’un fils jaloux de son père, et d’un père qui est jaloux de ses enfants. La tyrannie et la pitié, l’indulgence et la cruauté y sont mêlées avec un si doux tempérament qu’on se réjouit en s’affligeant, et on pleure dans sa joie. La Jeanne d’Angleterre30 est un sujet si mêlé par les illustres occurrences31 qu’on y remarque, que l’esprit en demeure perpétuellement surpris, bien qu’il prévoie d’abord32 tout ce qui doit arriver. Mais principalement on y voit de grands cœurs que les supplices rendent plus généreux, et qui ne savent non plus céder au malheur qu’à la force des ennemis. D’autre part on voit une princesse qui appréhende de régner, pource qu’il lui faut faire mourir une autre reine, et qu’étant son ennemie elle ne peut d’ailleurs33 résister aux mouvements de l’affection que les mérites de sa rivale lui donnent. [NP6] J’ai ouï dire que l’auteur fait un état particulier de cette pièce, aussi est-elle une image de sa générosité34, mais il faut avouer que son jugement en ce point est suivi de celui de tous les autres.

Je ne parlerai point des autres pièces anciennes de sa façon pour dire un mot des modernes, non pas que les premières aient perdu leur grâce portant toujours leur mérite, mais c’est que les suivantes ajoutent la nouveauté aux autres attraits qu’elles ont35. Le Comte d’Essex, pour être un sujet plus récent36, ne laisse pas d’être admirable. Sa grâce néanmoins ne lui vient pas tant de sa nouveauté, comme des admirables intrigues qu’on voit dans toute cette tragédie. Le pouvoir d’une reine s’y débat si bien contre son amour que lorsqu’elle est vaincue, on la croit victorieuse. D’ailleurs les respects du Comte y couvrent si bien ses dédains que ses fautes semblent être vertueuses. Sa fin nous plaît toute tragique qu’elle est, pource qu’elle nous surprend aussi bien que lui, et qu’il meurt après qu’on lui a donné la vie.

Quoique tout ce que j’ai dit jusques ici soit plutôt fondé sur la vérité que sur ma simple opinion, j’ajouterai néanmoins que L’Edouard étant la dernière pièce de cet auteur me semble la plus achevée37. Notre théâtre n’a jamais paru plus parfaitement royal qu’à cette occasion, ni plus triste sans causer de sinistres événements. Pour bien juger de cet ouvrage, il ne faut que le regarder en quatre faces, en son sujet et en sa disposition, en sa catastrophe38 et en sa représentation. Je comprends sous ces quatre chefs limités39, des perfections véritablement infinies. Quand je ne dirais autre chose pour louer la matière de cette belle tragédie, sinon qu’elle est prise de la vie d’un des plus grands monarques que l’Angleterre ait jamais porté[s], [j]e croirais assez persuader qu’elle est toute magnifique. Mais si l’on considère qu’outre la majesté du sujet, les événements y sont tous extraordinaires, nous jugerons que celui qui l’a choisi n’a pas eu moins de bonheur que de jugement. Cette histoire semble un charme qui nous ravit, quand nous voyons un roi qui devient esclave de sa sujette ; un père qui confirme sa fille en ses bonnes résolutions en faisant semblant de l’en détourner ; une dame qui est soupçonnée d’être cruelle envers son roi, pource qu’elle est trop fidèle à son honneur. En un mot, quand nous considérons un prince doux et irrité, craintif et assuré, qui menace de mort une femme à laquelle il se donne pour récompense. La disposition correspond à la beauté de l’invention, les passions ont de beaux commencements, et de très [NP7] bonnes issues. Un roi consulte son honneur avant que de suivre son amour, le devoir est plutôt regardé que l’inclination. On met des empêchements à la passion pour mieux faire paraître sa résistance. Les finesses sont subtilement tramées, mais elles sont bien découvertes, les acteurs40 sont en aussi grande suspension que les spectateurs. Les parties de cet ouvrage sont si bien jointes l’une à l’autre qu’elles font un divin accord, quoiqu’elles semblent être contraires. Au reste, les personnages y parlent toujours conformément à leur condition. Un prince fait l’amant et le souverain, le fils et l’indépendant. Une reine fait la jalouse et la condescendante, la sincère et la fine, la douce et la furieuse. Un homme d’État obéit au roi sans offenser son sang qu’il attaque, il fait le père et le politique, le conseiller et celui qui dissuade. Une femme sollicitée de son honneur respecte la personne d’un roi dont elle méprise les affections. Elle se résout à mourir à la couronne pour ne vivre qu’à son devoir, et conserve son trésor en voulant perdre sa vie. Partout le langage est mâle sans être rude, et où il est doux il n’est jamais efféminé. Les saillies41 néanmoins y surpassent les paroles, les mystères ne se peuvent pas exprimer. La catastrophe, à mon avis, n’est pas moins agréable qu’elle est illustre. On y voit toutes les extrémités qu’ont les plus tragiques actions, et les plus doux démêlements qu’on peut donner aux comédies. Tant s’en faut qu’elle ensanglante le théâtre, qu’au contraire, il n’y a pas seulement un récit de sang ni de mort, et néanmoins on n’attend que quelque accident funeste, lorsqu’on n’en voit qu’un heureux42. Un roi fait condamner celle qu’il épouse après, celle qu’il nommait sa meurtrière est incontinent sa chère moitié. Il trouve de l’innocence où il soupçonnait du crime, le poignard qui lui faisait peur lui frappe doucement le cœur pour aimer plus ardemment une chasteté invincible. Nous sortons donc de peine par cette agréable métamorphose, qui change les tourments en plaisirs, et les aversions en noces et en amour. Finissons ces réflexions par la décoration du théâtre, qui paraît d’autant plus beau dans cette pièce qu’il n’est chargé que des personnages qui la composent. La substance même de l’action fait toutes les beautés de la scène, et l’auteur trouve en la forme de son ouvrage, ce que plusieurs autres cherchent en des idées étrangères de perspective43. Tout est majestueux en ces apparitions royales, les entrées et les sorties sont si régulières que nous n’estimerions pas la vue d’un prince s’il ne nous l’ôtait bien à pro[NP8]pos, ni les beautés d’une dame si elle ne nous les cachait pour exciter notre désir par un si doux intervalle44.

Je n’ai garde de toucher à ces unités qu’on affecte tant, pource que l’auteur étant maître en cet art n’a eu garde de faillir entre45 ce qu’il apprend aux autres par exemple et par précepte. L’unité d’action y est fort bien observée, puisque tout concourt à la fin des amours du roi, qui d’illicites qu’elles étaient au commencement deviennent enfin légitimes. Il n’y a point là d’épisodes détachés, pour remplir un théâtre d’acteurs inutiles, et qui ne paraissent qu’une fois pour ne paraître plus. L’unité de lieu est bien étroitement gardée en un sujet dont l’histoire se peut toute passer dans l’enceinte d’un palais, et qui ne comprend en substance que des transports de haine et d’amour. Il n’y a point ici de combats affectés ; on n’y combat que cœur à cœur, et on y cache plus les armes qu’on ne les montre46. La règle des vingt-quatre heures ne peut pas être choquée, où le jour naturel semble observé47. Vous diriez que cette histoire arrive tout à la fois en toutes ses circonstances, tant l’auteur nous la représente agréablement sans nous lasser ou nous faire trop attendre. Mais je ne veux pas discourir davantage sur un sujet si connu, les belles choses se produisent48 assez par le caractère de leur excellence. Ce que j’en ai dit est plutôt un effet de mon zèle que de ma témérité, et fait plutôt voir mon admiration que les louanges d’un autre. J’estime néanmoins que mon opinion sera approuvée, pource qu’elle est légitime, et que ceux qui y trouveront à redire ne me blâmeront que de n’avoir pas assez hautement parlé de ce qu’ils estiment autant que moi.

On s’étonnera sans doute de ce que pour donner ouverture à mon ouvrage, je loue ceux d’un autre auteur, et mêle mes défauts avec ses perfections. J’ai à répondre là-dessus que j’ai voulu mettre une belle tête à un chétif corps, et relever par la gloire d’autrui la bassesse de mon livre. Si faut-il néanmoins dire quelque chose en faveur de mon poème, afin de faire agréer mes vers par un peu de prose, et couvrir en quelque façon mes fautes en les avouant solennellement. Crispe donc va paraître dans la France après tant d’illustres morts que les vivants ont admirés ; son innocence est assez recommandable, même parmi les péchés de l’art qui la représente. Cette tragédie cède à toutes les autres pour la beauté de la forme, mais elle en égale plusieurs pour la majesté du sujet. La chasteté n’est pas moins vénérable que l’amour, et les combats qu’un homme fait pour résister aux [NP9] caresses d’une femme ne sont pas moins glorieux que ceux qui visent à fléchir sa cruauté. En un mot, la vertu est toujours plus prisable49 que le vice. Or devant que de50 parler plus avant de mon dessein, il faut que j’étale mon sujet, et que je décrive brièvement l’histoire qui lui sert de fond pour mieux découvrir ce que j’y ai ajouté de mon invention pour la rendre plus dramatique.

Un ancien disait fort bien que souvent un homme qui prend deux femmes se marie mal une fois, pource qu’il fait une marâtre aux premiers enfants s’il fait une mère aux autres. Constantin, qui en vertu de ses héroïques actions fut surnommé Grand par un éloge encore trop petit eu égard à ses mérites, quoiqu’il semblât jouir de toutes les prospérités, se ressentit néanmoins de ce malheur. Il se maria en premières noces à une dame aussi habile que vertueuse, appelée Minervine, dont il eut deux jumeaux, Crispe et Hélène, en qui la terre se pouvait vanter d’avoir produit deux soleils, le ciel n’en ayant qu’un seul. Les grâces et les vertus semblaient croître avec ces deux beaux rejetons du sang impérial, et ils ne pouvaient apparemment recevoir aucun déchet51 que par trop de perfection. Minervine étant décédée, Hélène mère de Constantin éleva ses enfants dans le christianisme aussi bien que dans toute sorte de gentillesse, et l’Empereur, qui n’avait encore que des desseins pour embrasser notre religion, épousa une païenne. C’était Fauste, fille de Maximien, persécuteur de l’Église, dont l’autre devait être le protecteur. Femme à la vérité aussi belle que la Vénus qu’elle adorait, mais d’ailleurs52 plus impudique. Elle aimait bien au commencement Constantin comme son époux, mais elle commença de regarder son fils Crispe de meilleur œil, et ne se contentant pas d’être sa marâtre, elle désirait être son amante. Néanmoins comme elle cachait subtilement son feu déshonnête sous la couleur d’une vraie affection de mère, et que dans les divers transports de son cœur, elle fut longtemps à s’emporter jusques à l’impudence manifeste, toute la cour était fort satisfaite de ses inclinations envers Crispe, et Constantin lui savait gré sans y penser de son infidélité. Ses mauvais desseins passaient pour des effets d’un bon naturel, et Crispe même s’imaginant que les privautés de Fauste n’étaient pas dangereuses comme celles d’une étrangère, appelait faveur des témoignages d’une fureur déréglée, et bienséance des excès de déshonnêteté. Il changea bien d’avis quand Fauste changea de façons de faire, et que des poursuites d’amour {NP10 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f16} qu’elle lui faisait couvertement53 elle vint aux évidentes. Ce prince, quoiqu’interdit des discours de cette mégère, trouve pourtant des paroles pour les blâmer, et de la force pour résister à ses violentes caresses. Elle le presse, il ne fléchit point, elle le prie, il la menace, elle l’adore, il la méprise, elle enrage, il s’irrite, elle s’excuse pour l’accuser plus finement, il se retire de la cour pour ne la pas rendre tout à fait inexcusable.

Cette retraite du fils donna de violents soupçons au père, et comme les grands s’imaginent qu’ils vivent toujours trop à l’opinion de leurs héritiers, il appelle d’abord complot ce qui n’était que respect et zèle pour son service. Là-dessus Fauste, qui n’avait pu rendre Crispe coupable avec elle, vient l’accuser de tous ses mauvais désirs, et pource qu’elle n’avait pu forcer la pudicité de ce prince, [elle] le charge d’avoir voulu attenter violemment sur son honneur. Et comme elle était aussi dissimulée que malicieuse, joignant les pleurs à ses plaintes, et des suspensions à ses discours, elle persuade à ce père trop crédule que l’innocence était atteinte d’un tel crime, et que la malice était innocente. Constantin sans examiner davantage une affaire qui tournait à son déshonneur comme à celui de son fils, et qui allait mettre sa maison en désolation, et tout l’Empire en désordre, commande à son confident de faire mourir celui à qui il avait donné la vie. Cet agent fait tout ce qu’il peut pour n’avoir pas cette commission, ou en suspendre l’effet, mais il ne peut pas disposer à sa volonté des intentions de son maître, et comme il se voit menacé de perdre son crédit si Crispe ne perd le jour, il s’en va pour exécuter l’ordre de l’Empereur avec autant de regret que de promptitude. Crispe le voyant arriver lui fait des caresses sans songer au mal qu’il lui venait faire, et dans un festin où ce ministre l’invite, on lui sert des apprêts de mort parmi la joie du banquet. Un venin fort pénétrant fait en un moment éclipser ce beau soleil, sans que les assistants sachent la cause d’un si malheureux effet ; on peut voir néanmoins dans la douceur que ses yeux gardent même dans l’agonie, que Crispe mourant l’innocence meurt. Les nouvelles en étant portées en cour, elle devient plus triste et muette qu’une sombre solitude, et quoiqu’on justifie cette action violente par la volonté et puissance de l’Empereur, on ne laisse pas de la juger punissable. Les deux Hélènes n’ont plus de vie après le décès de Crispe. Constantin même regrette celui qu’il croit encore coupable, et voudrait mourir à l’instant pour pouvoir le re{NP11 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f17}susciter. Que l’innocence a de force dans la faiblesse ! On peut calomnier la vertu pour un temps, mais après ses calomniateurs deviennent ses panégyristes. La cour étant dans cette rumeur, Fauste vient la tirer de peine en s’y mettant volontairement, et soit que la vérité soit toujours plus forte que l’artifice et le mensonge, ou qu’enfin quelque spectre l’effraye et l’oblige à décharger l’innocent, elle vient confesser son propre crime, et avouer la vertu de Crispe. C’est là que l’Empereur blâme sa crédulité, et qu’il la nomme folie. C’est maintenant qu’il se juge malheureux, voyant qu’ayant perdu son fils, il lui faut perdre sa femme. La peut-il excuser sans péché puisqu’elle est coupable, et qu’il n’a pas voulu garantir Crispe de la mort qu’il n’avait pas méritée ? Il commande qu’on la noie dans le bain pour laver un si noir forfait, et prenant le deuil pour le décès de son fils, toute sa cour se réjouit de celui de Fauste. Voilà en peu de mots la substance de cette tragique action, qui montre où peut aller le soupçon d’un père mal informé, et la fureur d’une marâtre désespérée.

On peut voir cette histoire plus au long dans les auteurs qui ont écrit la vie de Constantin avec plus de sincérité que de complaisance. Ceux qui n’en ont osé parler de peur d’offenser la gloire du protecteur de la foi, n’ont pas considéré que l’Histoire est un miroir qui représente indifféremment les vices et les vertus, et que de couvrir les défauts pour mettre au jour les perfections, c’est plutôt être flatteur que témoin de l’Antiquité. Outre qu’il faut considérer que Constantin n’avait pas encore été baptisé que par désir, quand il se laissa emporter à cette faiblesse, et après tout, la justice et l’amour de la chasteté semblent avoir part à sa faute aussi bien qu’une crédulité un peu trop sévère. Au reste, j’ai réduit cette suite d’événements dans les limites du poème dramatique, et si on y trouve quelque occurrence54 nouvelle dont les historiens ne fassent pas de mention, il faut regarder que c’est un poète qui fait cette narration, et c’est à tort qu’il doit feindre suivant son art, même dans les tragédies, s’il les trouve toutes faites. Il suffit que ce qu’il ajoute à la déposition des autres ne les contredise point en la substance des choses, et soit plutôt un enrichissement du fond qu’une fable du tout hors d’œuvre55. Quand il s’éloigne du vrai, il doit suivre le vraisemblable56. Ainsi l’on trouvera dans cette pièce quelques épisodes qui semblent d’abord un peu détachés, mais qui néanmoins ont beaucoup de liaison avec tout le corps, et se rapportent au sujet, si ce n’est pas de droit fil, pour le {NP12 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f18} moins indirectement, pour rendre la scène plus agréable et plus honnête tout ensemble. Cette confidence entre Crispe et Procle est fort naturelle, puisque personne n’est sans ami, et cette concurrence d’affections de Fauste et d’Adelaïde caus[e] de petits nœuds dont le déliement donne une peine au lecteur, qu’il recherche en toutes les pièces de théâtre. Que si dans toute cette tragédie j’ai mêlé encore d’autres intrigues d’amour outre celles qui en font proprement le corps, ç’a été pour adoucir la sévérité des événements funestes, et réjouir un peu ceux que je dois faire pleurer. Et puis Crispe pour être innocent, et pour refuser les offres d’une affection illégitime, ne laisse pas de pouvoir être amoureux raisonnablement ; comme il y a de vicieuses amours, il y a de vertueuses inclinations, et Dieu aurait fait grand tort à notre nature de lui donner une passion qui la rend[î]t toujours criminelle57.

J’ai fait parler Hélène en sainte sur le théâtre, pource qu’elle l’était en effet, et que ce n’est pas un péché de rendre une poésie plus chrétienne que profane. Je sais bien qu’il ne faut pas mêler témérairement la religion avec la comédie58 ; mais j’estime d’ailleurs59 que les poètes ne sont pas dispensés de la probité, et que les vers qui ont autrefois servi à déclarer les plus grands mystères des païens, ne doivent pas être employés de nos jours à travailler seulement pour l’idolâtrie de nos amours60. On remarquera que j’ai fait dire à Constantin le secret de son dessein à son principal ministre, quoiqu’on die61 communément qu’il le lui dissimula, mais je l’ai fait à escient pour excuser la précipitation de ce jugement, qui étant un peu concerté semble être plus raisonnable, et le sujet participant à la faute semble amoindrir celle du maître. Et puis tous les sages princes ont eu des amis du cœur à qui ils proposaient leurs desseins aussi franchement qu’à eux-mêmes, et souvent pour avoir été trop secrets en particulier, les grands se sont perdus en public. Si un bon conseiller est nécessaire à toute sorte de gens, il l’est bien davantage à ceux qui font les affaires de tout le monde, et qui ne sont élevés par-dessus les autres hommes que pour mieux pourvoir à leur bien. Pour quelques règles particulières qu’on suit aujourd’hui avec autant d’adresse que de raison, elles ne seront pas ici parfaitement observées, mais aussi ne les choquerai-je pas manifestement. Le théâtre surtout n’y est pas fort bien entendu, pource que j’ai plutôt fait cette pièce pour me donner du contentement que pour pour lui donner {NP13 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f19} des applaudissements d’une représentation magnifique62. De sorte que si elle reçoit de l’approbation, c’est contre mon intention et mon espérance. Outre qu’ayant produit cet ouvrage à la campagne, où je ne voyais ni poètes ni comédies, je ne pouvais pas faire un chef-d’œuvre de cour. L’unité de temps et de lieu semble ici plus régulière, vu que toute l’histoire se passe à Rome, et que la mort de Crispe arrivée près de la ville est plutôt racontée que mise en vue ; d’ailleurs, il n’y a rien parmi tant d’incidents divers qui, sans contrainte et sans élargissement, n’ait pu se passer en vingt-quatre heures. La bienséance qui doit régner principalement en des poèmes sérieux est suffisamment gardée presque en toutes les parties de celui-ci ; comme les douces passions n’y sont jamais molles ou dissolues, les autres qui sont plus impétueuses ne sont jamais déréglées que par mesure.

Pour les pensées, j’ai cru qu’elles seraient assez belles, si elles étaient plus naturelles que recherchées, et si les pointes venaient plutôt de la promptitude que de la quintessence de mon esprit. Les paroles n’étant que les images de l’âme, tiendront moins de l’afféterie que de la naïveté63, et comme parlant français, je ne voudrais pas être barbare, je ne veux pas aussi épuiser tous les secrets des grammairiens pour faire de mauvais poèmes. Outre que je ne suis pas né dans ces heureuses provinces qui font sucer à leurs nourrissons le bien parler avec le lait64, j’estime que de pointiller sur des mots, c’est vouloir dire un peu trop agréablement, ne pouvant dire de bonnes choses. Ce n’est pas qu’il ne faille infiniment estimer ceux qui, pour obliger la France, tâchent de polir sa langue, mais je veux dire seulement que les poètes ne doivent pas moins regarder leur sujet que l’élocution65. Enfin j’avoue que cette pièce venant de moi ne peut pas être sans une infinité de fautes, mais je défie le plus hardi critique de l’art de m’y montrer tant de défauts que je n’en y reconnaisse davantage. Ce n’est pas à dire que je croie pouvoir pécher impunément faisant des fautes par dessein, mais c’est que la poésie est si délicate, que j’estime qu’un bon poète est plus difficile à trouver qu’un bon orateur, et néanmoins celui qui a été le vrai exemplaire de l’éloquence dit que jamais homme n’a pu réussir excellemment en sa profession66. J’ai encore à dire là-dessus que les commencements ne peuvent pas être parfaits, on n’arrive pas au bout de la lice sitôt qu’on entre dans la carrière, on ne peut pas faire des coups de maître {NP14 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f20} sans avoir fait aucun essai. Ces messieurs qui font aujourd’hui les miracles en matière de poésie ont autrefois fait des pièces qui n’étaient pas extraordinaires ; s’ils se surpassent maintenant, ils demeuraient autrefois au-dessous d’eux-mêmes ; ils avouent qu’ils ont été jeunes devant que d’arriver à une parfaite maturité. Ils sont donc trop équitables pour exiger de nous que nous volions d’abord sans avoir jamais perdu terre, et que nous les égalions absolument, ayant assez de peine à les imiter. Nous ne pouvons pas faire les chefs-d’œuvre pour voir seulement qu’ils en font67, ni gagner en un mois des avantages qu’ils n’ont obtenus qu’après de longues années68. L’Honnête Fille69 encore qui voit le jour avec L’Innocent malheureux me peut servir d’excuse assez légitime, si j’ai eu plus de soin de représenter les beautés d’une fille que d’un homme. J’avoue que cette princesse a tellement occupé tout mon esprit qu’à peine ai-je pu songer à ce prince, et le bonheur de celle-là m’a été plus considérable que le malheur de celui-ci. En un mot, j’ai cru que Crispe ne serait jamais mal venu étant en si bonne compagnie, et que son infortune l’avait grandement obligé de lui avoir fait changer la cour de Rome à la nôtre. Et quand ce rencontre70 ne serait pas un beau prétexte pour colorer mon dessein, l’amour qu’a un père pour ses enfants, quelques laids qu’ils soient, autorise toujours le zèle qu’il a de les faire voir en public. Cette tragédie est une de mes premières productions, je l’aime quoique je ne l’estime pas, je la donne au lecteur, non pas croyant avoir bien fait, mais pour lui promettre de faire mieux. Et certes, si l’approbation commune donne à mon ouvrage le mérite qu’il n’a pas, j’espère donner à quelque autre la perfection qui manque à celui-ci, et faire voir que ne pouvant égaler personne, je puis me surpasser moi-même.

Je connais71 bien que la longueur de cette prose ennuiera les curieux autant que mes vers, mais puisque j’ai fait une faute pour me témoigner publiquement défectueux, j’en veux faire une autre pour déclarer ma sincérité. J’avertis donc le lecteur qu’un Italien nommé Stephonius a travaillé en latin sur le sujet que je manie en français72, et que la curiosité qui dès mon bas âge m’a porté à voir les livres modernes aussi bien que la plupart des anciens, m’a fait lire autrefois, et estimer son ouvrage. Je puis dire néanmoins que les notions qui m’en restent dans l’esprit sont si confuses que je n’ai pu m’en servir distinctement, et que si nous nous sommes rencontrés, ou dans {NP15 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k716516/f21} l’invention, ou dans la conduite, ç’a été plutôt à l’aventure que par dessein. Et par là je puis répondre à ceux qui diraient que le sujet que je traite, étant de mauvais exemple, n’est pas bon pour le théâtre, car outre que la punition y suit le crime, suivant les règles73, cette tragédie a été représentée devant plusieurs cardinaux, et en un pays où les crimes énormes semblent être aussi communs qu’ils semblent rares ailleurs. L’Hippolyte de Sénèque est pareillement un chef-d’œuvre sur lequel on peut tirer l’idée de toute sorte de beaux ouvrages tragiques, et la conformité de son sujet avec le mien peut avoir produit en plusieurs endroits de la ressemblance en la forme. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas voulu lire de nouveau en composant cette pièce, et s’il y a quelques traits pareils, je suis bien aise d’être disciple d’un si grand maître, et de suivre au moins de loin celui que je voudrais approcher. Enfin puisqu’il n’y a rien sous le soleil que le monde n’ait jadis vu, il n’est pas défendu de dire de vieilles choses, de travailler de même façon sur même matière, et de chercher quelque trésor dans les mines que d’autres nous ont découvertes74. Tant s’en faut que je me rebute d’être imitateur des grands hommes des autres siècles, qu’au contraire je suis volontiers l’exemple des modernes s’il est bon75, et comme je méprise le dire des ignorants, je ferai toujours état de la censure des doctes. Je finis cette préface par le titre de mon livre, et dis que si j’appelle Crispe L’Innocent malheureux, ce n’est pas que je croie que ce soit être malheureux que d’être innocent, vu qu’il n’y a point de vrai bonheur que dans l’innocence. Mais je veux dire seulement que, comme nous croyons que les bons sont bien souvent malheureux en cette vie, pource que Dieu les y laisse souffrir pour leur donner ailleurs le comble des contentements, ainsi Crispe a du malheur en ce monde, vu qu’au lieu d’y recevoir les récompenses de la vertu, il n’y reçoit apparemment que les châtiments du vice76. Je prie le lecteur de supporter la faute que je viens de faire en l’ennuyant par cette ouverture, et de se représenter qu’il était autrefois permis aux mauvais peintres de montrer par écrit leur dessein quand il ne pouvait pas paraître dans leur tableau. Ils disaient qu’ils avaient peint un homme quand on ne le savait pas distinguer d’avec un bœuf. On ne peut justement refuser à la peinture parlante un droit qu’on donnait à la muette77.