IdT – Les idées du théâtre


 

Préface

Bajazet

Racine, Jean

Éditeur scientifique : Forestier, Georges et Fournial, Céline

Description

Auteur du paratexteRacine, Jean

Auteur de la pièceRacine, Jean

Titre de la pièceBajazet

Titre du paratextePréface

Genre du textePréface

Genre de la pièceTragédie

Date1676

LangueFrançais

ÉditionParis, Claude Barbin, 1676, in-12. (Numérisation en cours)

Éditeur scientifiqueForestier, Georges et Fournial, Céline

Nombre de pages5

Adresse source

Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/Racine-Bajazet-Preface1676.xml

Fichier HTMLhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/Racine-Bajazet-Preface1676.html

Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/Racine-Bajazet-Preface1676.odt

Mise à jour2014-11-13

Mots-clés

Mots-clés français

GenreTragédie

SourcesLe comte de Cézy

SujetTurc ; véritable ; histoire récente / éloignement géographique

LieuSérail

Personnage(s)Amurat ; Bajazet ; vraisemblance ; respect des mœurs des Turcs ; dignité des héros modernes

AutreLes Perses d’Eschyle

Mots-clés italiens

GenereTragedia

FontiIl conte di Cézy

ArgomentoTurchesco ; vera ; storia recente / allontanamento geografico

LuogoSerraglio

Personaggio(i)Amurat ; Bajazet ; verosimiglianza ; rispetto dei costumi dei turchi ; dignità degli eroi moderni

AltriI Persi d’Eschilo

Mots-clés espagnols

GéneroTragedia

FuentesEl Conde de Cézy

TemaTurco ; verdadero ; historia reciente / aislamiento geográfico

LugarSerrallo

Personaje(s)Amurat ; Bajazet ; verosimilitud ; respeto de las costumbres de los turcos ; dignidad de los héroes modernos

OtrasLos Persas de Esquilo

Présentation

Présentation en français

À l’occasion de la première édition de ses Œuvres en 1676, Racine récrit le bref avertissement qui précédait Bajazet. Il apporte quelques modifications significatives au texte de 1672 et y agrège un discours défensif qui répond aux critiques dont la tragédie a été la cible depuis sa première édition. Si Racine éprouve le besoin de revenir sur son texte pour se justifier quatre ans après la création de sa pièce et après deux nouvelles tragédies, Mithridate et Iphigénie, c’est parce qu’il tient à réfuter les critiques de ceux qui le ramènent au statut de poète galant depuis Alexandre le Grand. Les ennemis de Racine, tels un Donneau de Visé ou une Mme de Sévigné, ardents défenseurs du génie cornélien, ont concentré leurs attaques sur la représentation des mœurs : quelques mois après la première édition de Bajazet, dans le premier numéro de son périodique, Visé ironise sur les Turcs un peu trop galants de Racine et conteste l’historicité des faits représentés, allant même jusqu’à nier l’existence d’un prince du nom de Bajazet. Racine cherche dès lors à prouver que son intrigue respecte la vérité historique et que ses personnages sont conformes aux mœurs des Turcs : il relate l’histoire du sultan Amurat et de ses frères – réponse évidente à celle que proposait Le Mercure galant –, cite des garants célèbres et démontre que le traitement des mœurs est vraisemblable et correspond en tout point à ce qu’on attend de personnages du sérail.

Par ailleurs, si, en 1672, l’opéra n’occupait encore qu’une place mineure dans le champ dramatique, la situation est différente en 1676 : auréolée de succès, la tragédie lyrique, avec ses chœurs, ses machines et ses sujets mythologiques, se veut la véritable héritière moderne de la tragédie grecque. Dans un contexte marqué par la lutte de préséance qui oppose théâtre et opéra, Racine doit donc défendre le choix d’un sujet tiré de l’histoire turque la plus récente. Le dramaturge explique ainsi que la proximité temporelle n’altère en rien la dignité des personnages car elle se trouve compensée par un éloignement géographique dont l’effet sur le spectateur est identique à celui que produit l’éloignement historique. Il s’appuie à ce titre sur l’exemple des Perses d’Eschyle qui proposait en son temps un sujet moderne mais oriental, ce qui lui permet de replacer Bajazet dans la lignée de la tragédie grecque.

Texte

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Préface

{NP67} Sultan Amurat, ou Sultan Morat1, empereur des Turcs, celui qui prit Babylone2 en 1638, a eu quatre frères. Le premier, c’est à savoir Osman, fut empereur avant lui, et régna environ trois ans, au bout desquels les janissaires lui ôtèrent l’empire et la vie3. Le second se nommait Orcan. Amurat dès les premiers jours de son règne le fit étrangler. Le troisième était Bajazet4, prince de grande espérance, et c’est lui qui est le héros de ma tragédie. Amurat, ou par politique, ou par amitié, l’avait épargné jusqu’au siège de Babylone. Après la prise de cette ville5, le sultan victorieux envoya un ordre à Constantinople pour le faire mourir, ce qui fut conduit et exécuté à peu près de la manière que je le représente. Amurat avait encore un frère qui fut depuis le sultan Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un prince stupide qui ne lui donnait point d’ombrage. Sultan Mahomet qui règne aujourd’hui est fils de cet Ibrahim, et par conséquent neveu de Bajazet6.

{NP68} Les particularités de la mort de Bajazet ne sont encore dans aucune Histoire imprimée. Monsieur le comte de Cézy était ambassadeur à Constantinople lorsque cette aventure tragique arriva dans le sérail. Il fut instruit des amours de Bajazet et des jalousies de la sultane. Il vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du sérail sur le canal de la mer Noire. Monsieur le comte de Cézy disait que c’était un prince de bonne mine. Il a écrit depuis les circonstances de sa mort7. Et il y a plusieurs personnes de qualité, et entre autres Monsieur le chevalier de Nantouillet, qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le récit lorsqu’il fut de retour en France8.

Quelques lecteurs pourront s’étonner qu’on ait osé mettre sur la scène une histoire si récente. Mais je n’ai rien vu dans les règles du poème dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. À la vérité je ne conseillerais pas à un auteur de prendre pour sujet d’une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s’était passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auraient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les {NP69} personnes que nous avons vu[es] de si près. On peut dire que le respect que l’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de nous. Major e longinquo reverentia9. L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps10. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j’ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C’est ce qui fait par exemple que les personnages turcs, quelque modernes qu’ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.

C’était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement considérés des Athéniens. Aussi, le poète Eschyle ne fit point de difficulté d’introduire dans une tragédie11 la mère de Xerxès, qui était peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d’Athènes la désolation de la cour de Perse après la déroute de ce prince. Cependant, ce même Eschyle s’était trouvé en personne à la bataille de Salamine où Xerxès avait été {NP70} vaincu. Et il s’était trouvé encore à la défaite des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon. Car Eschyle était homme de guerre, et il était frère de ce fameux Cynégire dont il est tant parlé dans l’Antiquité, et qui mourut si courageusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.

Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs. Quelques gens ont dit que mes héroïnes étaient trop savantes en amour et trop délicates pour des femmes nées parmi des peuples qui passent ici pour barbares12. Mais sans parler de tout ce qu’on lit dans les relations des voyageurs, il me semble qu’il suffit de dire que la scène est dans le sérail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l’amour doivent être si bien connues que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n’ont point d’autre étude dans une éternelle oisiveté, que d’apprendre à plaire et à se faire aimer ? Les hommes vraisemblablement n’y aiment pas avec la même délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande différence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes. Il garde au milieu de son amour la férocité de la nation. Et si l’on trouve étrange qu’il consente plutôt de mourir que {NP71} d’abandonner ce qu’il aime et d’épouser ce qu’il n’aime pas, il ne faut que lire l’histoire des Turcs. On verra partout le mépris qu’ils font de la vie. On verra en plusieurs endroits à quel excès ils portent les passions et ce que la simple amitié est capable de leur faire faire. Témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné qu’il aimait tendrement et que l’on avait fait mourir pour lui assurer l’empire13.