Préface
La Belle Esclave, Tragicomédie. De Monsieur de L’Estoile
Linage de Vaucienne, Pierre
Éditeur scientifique : Charrié, Noëmie
Description
Auteur du paratexteLinage de Vaucienne, Pierre
Auteur de la pièceL’Estoile, Claude de
Titre de la pièceLa Belle Esclave, Tragicomédie. De Monsieur de L’Estoile
Titre du paratexteLettre de Monsieur de Linage de Vaucienne à Monsieur de L’Estoile
Genre du textePréface
Genre de la pièceTragi-comédie
Date1643
LangueFrançais
ÉditionParis, F. Rouvellin, 1643, in-4°.
Éditeur scientifiqueCharrié, Noëmie
Nombre de pages7
Adresse sourcehttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k72227g/f8.
Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/LEstoile-BelleEsclave-Preface.xml
Fichier HTMLhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/LEstoile-BelleEsclave-Preface.html
Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/LEstoile-BelleEsclave-Preface.odt
Mise à jour2015-06-11
Mots-clés
Mots-clés français
SujetInventé / historique
DramaturgieVraisemblance ; illusion
Personnage(s)Caractères nobles
ScenographieÉclat
FinalitéPlaire ; émouvoir
Mots-clés italiens
ArgomentoInventato / storico
DrammaturgiaVerosimiglianza ; illusione
Personaggio(i)Caratteri nobili
ScenografiaSplendore
FinalitàPiacere ; commuovere
Mots-clés espagnols
TemaInventado / histórico
DramaturgiaVerosimilitud ; ilusión
Personaje(s)Caracteres nobles
EscenografiaBrillantez
FinalidadDeleitar ; conmover
Présentation
Présentation en français
Texte
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Lettre de Monsieur Linage de Vaucienne à Monsieur de L’Estoile
Monsieur,
[NP1] Je ne saurais m’empêcher de vous dire le plaisir que je reçus, il y a quelque temps, à la représentation de votre Belle Esclave. Ses chaînes ont tant d’éclat, et ses plaintes tant de charmes, qu’il ne fut jamais de captive plus brillante, ni de tristesse plus agréable1. Elle ravit également, et les yeux et les oreilles ; et je pense que l’on peut dire d’elle sans flatterie, ce que l’on a pu dire autrefois de la belle Panthée2 : qu’il se trouvait des amants de ses larmes, et des adorateurs de son désespoir. [NP2] Certes jamais scène ne fut si pompeuse ni si naturelle que celle de votre comédie ; l’art et la nature y étalent avec profusion leurs richesses, et n’y voyant paraître que des objets d’étonnement, ou plutôt de merveille3, je me figurais d’être au milieu de ce temple d’Arcadie4, où l’on avait appliqué si subtilement un miroir, que de quelque côté qu’on se tournât, on n’y voyait que des Dieux.
Mais il n’y a plus rien aujourd’hui, qui échappe à la censure des critiques. Ils trouvent des taches en des corps qui ne sont que pureté et que lumière, et disent qu’ils demeurent insensibles aux passions de votre héros et de votre héroïne, parce que les feintes ne les touchent point, et qu’ils savent bien que ce prince et cette princesse, n’ont jamais été en effet5 ailleurs que dans votre imagination6. Mais auraient-ils deviné non plus que moi, que leur histoire n’est qu’un conte fait à plaisir, si vous ne les en eussiez avertis vous-même7 ? Et vous auraient-ils attaqué, si vous ne leur eussiez donné des armes pour vous combattre ? Je pense être assez clairvoyant en cette matière, mais je n’en fais pas le fin, votre adresse m’a trompé ; oui, Monsieur, la vraisemblance et la suite inviolable de vos [NP3] feintes aventures abusèrent d’abord mon jugement. Je les croyais toutes véritables, et m’intéressais à tous coups dans les passions de vos personnages, dont jamais les actions ni les paroles ne démentent la condition8. Tantôt je vivais de leur espérance, tantôt je mourais de leur crainte ; et ce prince imaginaire9, dont vous faites votre héros, me semblait si accompli, que si j’eusse été le plus grand roi de la terre, j’eusse bien voulu me changer avec lui10, quand même il m’aurait demandé ma couronne de retour11.
Cependant quelques-uns vous blâment de n’avoir pas traité pour le théâtre un sujet historique12 ; et nous veulent faire accroire que vous avez eu peu de peine à réussir en cet art divin, qui forme mille différentes beautés, qui n’ont ni vérité ni corps, et qui ne laissent pas toutefois d’être prises pour véritables merveilles de la nature. Ils disent qu’il est plus aisé de suivre nos inclinations que celles d’autrui, et de nous faire des bornes de notre caprice, que d’en recevoir de l’histoire que nous faisons naître, quand nous voulons des Alexandres pour remettre Abdolonyme13 sur le trône de ses pères ; et que travaillant ainsi sur une matière susceptible de toutes sortes d’impressions, [NP4] nous pouvons donner à cette terre obéissante telle figure qu’il nous plaît. Mais ils assurent au contraire que l’histoire est comme un marbre, difficile à manier, et auquel il est besoin de donner adroitement un nombre infini de coups de marteau, pour le mettre en œuvre. Au moins nous veulent-ils persuader qu’elle ne fait montre que de statues tronquées par l’insolence des temps à qui malaisément on peut rendre ce qui leur manque. Que la difficulté de les rétablir les rend illustres, et qu’on a plutôt fait un nouveau miracle, qu’on a réparé leurs défauts. Que si d’aventure elle nous en fait voir quelqu’une, dont la rigueur des âges ait épargné les attraits, et qui soit encore en son entier, ils nous disent qu’elle est semblable à celle que fit autrefois Pygmalion14, qui certainement était si belle qu’il en devint amoureux, mais qui n’eût jamais eu pourtant ni d’âme ni de voix, si Jupiter même pour perfectionner ce bel ouvrage ne lui eût inspiré la vie et la parole. Enfin, Monsieur, si nous les en voulons croire, il faut un dieu pour achever ce qu’un homme a commencé.
Ces raisons véritablement ont beaucoup d’apparence15, mais peu de solidité ; ce sont vapeurs enflammées qu’ils nous veulent faire passer pour des [NP5]astres ; et si nous suivons ces Ardens16, ils nous conduiront dans le précipice.
N’est-il pas vrai qu’une belle fable17 coûte à l’esprit un nombre infini de profondes méditations ? Que tout ce qu’il a de force est trop faible pour pénétrer les obstacles qui s’opposent à son dessein, et qu’à moins que d’être éclairé d’une lumière purement céleste, il est malaisé qu’il se fasse jour dans les ténèbres dont son imagination l’enveloppe ? Elle se forme mille desseins, et sans règle et sans suite ; et si la raison ne réprime ses saillies, il est d’elle comme de la vigne, qui n’étant pas taillée jette du bois en confusion, et n’apporte d’ordinaire que de mauvais fruit[s].
Certes de toutes les choses du monde, la plus difficile à mon avis est d’inventer avec grâce, et de faire passer aux yeux des sages, une feinte pour une vérité. L’or faux impose facilement à la vue, mais malaisément à la coupelle18 ; et les raisins de ce fameux peintre de l’Antiquité avaient bien la forme et la couleur des véritables, mais ils ne trompaient guère que les oiseaux19.
Quelle gloire mérite donc, Monsieur, celui qui comme vous, trompe si adroitement ses auditeurs, qu’il leur fait passer des mensonges agréables [NP6] pour des vérités historiques ? Certes après de si rares productions de votre esprit, je ne m’étonne plus si nos pères ont dressé des statues aux inventeurs des belles choses, ni s’ils les ont tenus pour des dieux, ou du moins pour des personnes extraordinaires. Mais je ne puis assez m’étonner de l’aveuglement de ces esprits, qui se figurent qu’il y a moins de difficultés de mettre au jour ce qui n’est point, que d’ajouter à ce qui est déjà fait. Il faut qu’ils confessent eux-mêmes, que l’histoire est un excellent crayon, où la posture des personnages est déjà naturellement exprimée ; si bien qu’il ne reste plus qu’à y donner le coloris, pour en faire un admirable tableau20 .
Mais nous ne tirons pas ce secours des pièces que nous inventons : ce ne sont que formes sans formes, qu’espaces vides, que nous devons remplir de choses qui ne sont point en l’être des choses ; notre esprit n’y trouve ni modèle, ni soutien : il s’appuie sur ces propres forces, et il est tout ensemble, et le peintre, et le tableau de ses ouvrages ; enfin il fait en soi-même ce que Dieu fit autrefois hors de soi : il donne l’être à des merveilles qu’il appelle du néant, et tire de soi sans nul secours ce que sa raison débite à tous les hommes.
[NP7] Est-il donc possible, Monsieur, que vos censeurs se persuadent qu’il n’y a presque ni peine, ni gloire à faire une chose qui nous égale en quelque sorte à la Toute-puissance ? Certes, il ne fut jamais de créance plus erronée que la leur, mais il ne s’en faut pas étonner : l’esprit a ses maladies comme le corps, et la plus incurable de toutes est l’opinion. Toutefois s’ils désirent de sortir d’erreur, ils n’ont qu’à travailler à l’invention de quelque beau sujet de théâtre ; ils reconnaîtront bientôt la difficulté de l’ouvrage par la faiblesse de l’ouvrier. Ils broncheront à chaque pas, n’étant plus appuyés de l’histoire, et ces Anthées21 perdront l’haleine si tôt qu’ils perdront la terre. Alors ils quitteront leurs sentiments pour prendre les miens, et confesseront que La Belle Esclave ne vous a pas coûté si peu comme ils se figurent. Les chefs-d’œuvre ne se font pas facilement, et je ne m’y connais point, ou jamais il n’en fut un plus achevé que celui-ci. Mais employer des couleurs si sombres que les miennes à peindre en raccourci dans une lettre cette adorable captive, c’est imiter les astrologues, qui mesurent la lune par l’ombre de la terre, et la terre par un point.