IdT – Les idées du théâtre


 

Préface

Dipne, infante d’Irlande

Avre, François d’

Éditeur scientifique : Selmeci Castioni, Barbara

Description

Auteur du paratexteAvre, François d’

Auteur de la pièceAvre, François d’

Titre de la pièceDipne, infante d’Irlande

Titre du paratexteCensure chrétienne du théâtre moderne

Genre du textePréface

Genre de la pièceTragédie

Date1668

LangueFrançais

ÉditionMontargis, J.-B. Bottier, in-12°

Éditeur scientifiqueSelmeci Castioni, Barbara

Nombre de pages15

Adresse sourceHttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532

Fichier TEIhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/tei/Avre-Dipne-Preface.xml

Fichier HTMLhttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/html/Avre-Dipne-Preface.html

Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/Avre-Dipne-Preface.odt

Mise à jour2014-10-29

Mots-clés

Mots-clés français

GenreCensure

SourcesAristote ; saint Basile de Césarée ; Catulle ; saint Jean Chrysostome ; saint Jérôme ; Horace ; Platon ; Plutarque

SujetCondamnation des sujets profanes ; défense des sujets chrétiens

ActionAction tragique ; action comique

Personnage(s)Mœurs

FinalitéMorale ; eutrapélie / plaisir immodéré

ExpressionVers pompeux ; poésie enflée ; imiter la Nature ; naïveté ; rythme, flux naturel

ActualitéQuerelle de la moralité du théâtre.

AutreApelle ; Archiloque ; Epicure ; Sylla ; Corneille, Polyeucte, Théodore, Le Menteur et La Suite du Menteur

Mots-clés italiens

GenereCensura

FontiAristotele ; san Basilo di Cesarea ; Catullo ; san Giovanni Grisostomo ; san Girolamo ; Orazio ; Platone ; Plutarco

ArgomentoCondamna dei soggetti profani ; difesa dei soggetti cristiani

AzioneAzione tragica ; azione comica

Personaggio(i)Costumi

FinalitàMorale ; eutrapelia / piacere smoderato

EspressioneVersi pomposi ; poesia gonfia ; imitare la Natura ; ingenuità ; ritmo, flusso naturale

AttualitàDisputa sulla moralità del teatro

AltriApelle ; Archiloco ; Epicurio ; Silla ; Corneille, Poliutto, Teodoro, Il bugiardo e Il seguito del bugiardo

Mots-clés espagnols

GéneroCensura

FuentesAristóteles ; San Basilio de Cesarea ; Catulo ; San Juan Crisóstomo ; San Jerónimo ; Horacio ; Platón ; Plutarco

TemaCondena de los temas profanos ; defensa de los temas cristianos

AcciónAcción trágica ; acción cómica

Personaje(s)Costumbres

FinalidadMoral ; eutrapelia / placer desenfrenado

ExpresiónVerso pomposo ; poesía hinchada ; imitar la Naturaleza ; ingenuidad ; ritmo, flujo natural

ActualidadQuerella de la moralidad del teatro

OtrasApeles ; Arquíloco ; Epicuro ; Sila ; Corneille, Polyeucto, Théodore, El Mentiroso y La continuación del Mentiroso

Présentation

Présentation en français

Placée en tête de la tragédie chrétienne Dipne, infante d’Irlande, publiée en 1668 par François d’Avre, curé de Minières, la « Censure chrétienne du théâtre moderne » s’inscrit par ses enjeux littéraires et théologiques au cœur de la Querelle du théâtre, qui connaît entre 1664 et 1669 un nouvel essor lié aux querelles du Festin de pierre et de Tartuffe. Mais si cette préface gagne à être envisagée dans ce contexte, la situation provinciale de l’auteur et la singularité de son argumentation – qui vise à concilier Platon et Aristote dans une défense commune du théâtre comme art libéral – maintient ce texte en marge des débats sur le théâtre. C’est que le théâtre selon François d’Avre n’a pas pour vocation de convertir un public mondain, réputé mollement dévot. Il s’adresse à un public dont la foi est déjà fermement établie, et qui se tourne vers le théâtre à la seule fin d’y recueillir quelques moments de délassement licites et spirituels, bien distincts du plaisir sensuel recherché par les amateurs de pièces profanes.

Ferme condamnation du théâtre profane moderne, cette préface constitue néanmoins aussi une fervente défense du théâtre chrétien. Son argumentation hybride s’appuie sur un choix de citations antiques et patristiques, ainsi que sur une connaissance manifeste, bien qu’un peu décalée, des pratiques théâtrales et des débats théoriques contemporains. Car contrairement aux augustiniens rigoristes (le Traité de la Comédie de Pierre Nicole paraît en 1667), François d’Avre prône dans une perspective thomiste le potentiel eutrapélique1 du théâtre. C’est en cela que son argumentaire est original : il partage avec les rigoristes une méfiance platonicienne envers les « charmes » puissants de la scène, tout en appelant les chrétiens à fréquenter un théâtre adéquat dans une perspective de délassement modéré. C’est pourquoi il plaide pour une conception « libérale » du théâtre qui doit avoir pour préoccupation constante d’être fondé sur la « raison naturelle » et sur la foi. Son argumentaire s’appuie sur la lecture des Pères de l’Église, et en premier lieu sur l’Homélie aux jeunes gens sur l’utilité qu’ils peuvent tirer de la lecture des auteurs profanes de Basile de Césarée qui, dans le sillage de Plutarque (Sur la lecture des poètes), invite les jeunes gens à faire preuve de discernement dans la lecture des poètes et des historiens antiques, de façon à n’imiter que les exemples de vertu que l’on trouve malgré tout dans leurs œuvres. En ce sens, le théâtre chrétien que François d’Avre appelle (encore) de ses vœux en 1668 s’inscrit comme une activité légitime au cœur de la vie spirituelle du chrétien.

La position de François d’Avre s’avère toutefois singulière (et dépassée – au-delà de la décennie comprise entre 1640-1650, la tragédie chrétienne devient un genre obsolète, du moins pour le théâtre parisien) à plusieurs niveaux. La perspective thomiste de l’eutrapélie le conduit à consacrer une partie de son discours au mélange possible du tragique et du comique : à condition d’être exempt de grossièreté, le comique peut en effet œuvrer de concert avec le tragique pour réjouir l’âme chrétienne et, peut-être, l’amener par des voies modérées vers une forme de contrition.

Tenant pour acquis que le sujet du théâtre ne peut être que chrétien, le dramaturge concentre l’essentiel de son attention sur l’elocutio, plutôt que sur l’inventio ou la dispositio. François d’Avre aboutit ainsi à une curieuse synthèse entre le rigorisme platonicien, dont il conserve l’éloge de la puissance d’illusion, et l’autorité aristotélicienne en matière de mimèsis théâtrale. La « Censure chrétienne du théâtre moderne » s’inscrit par conséquent comme une preuve à charge dans le procès que ses opposants livrent alors au théâtre. Pour autant, le théâtre chrétien ne tombe pas sous le coup de cette condamnation, à condition toutefois que le spectateur se rende au spectacle dans un état d’esprit dévot.

Texte

Afficher les occurrences dans les notes

Censure2 chrétienne du théâtre moderne

[NP1] L’action du théâtre passerait librement parmi les gens d’esprit pour un des plus nobles et considérables exercices de ceux qui portent titre de libéraux3, si la raison, qui en est la mère et doit en être la maîtresse, prenait le soin de sa conduite dans les termes d’un usage légitime, par ses dignes et dues circonstances. Je veux4 qu’elle5 travaille à contenter, et qu’elle se pare des grâces nécessaires à l’agrément des spectateurs, afin de les tirer plus efficacement à la fin que l’art lui doit prescrire. Mais que le délectable, ainsi qu’on le figure, soit le but, ou l’unique, ou même le principal de toutes ses visées, la raison me défend de l’avouer, par la force invincible des mêmes vérités qu’elle6 fournit à tous les sages pour combattre la secte infâme d’Épicure7 [NP2] en l’établissement de la volupté pour fin des actions humaines, par la pure intention de ses8 premiers auteurs, qui ne l’ont inventée que pour blâmer le vice et corriger les mœurs9, et par le mûr et solide jugement de la plus judicieuse république qui ait paru dans tout le paganisme, laquelle (au rapport de Plutarque)10 ne put jamais souffrir les poètes écrivains des choses délectables et non pas salutaires, auquel sujet elle chassa de sa cité Archiloque11 aussitôt qu’il y fut entré, pour avoir avancé par écrit une proposition qu’elle estimait dérogeante à l’honneur. Et à cette même fin défendit toutes sortes de comédies et de tragédies, où des sujets lascifs et vicieux étaient représentés, sans vouloir recevoir, ajoute le même auteur, pour excuse ce qu’allèguent nos poètes modernes, que les fables (ou sujets du théâtre) n’étaient inventées que pour le délectable ; d’autant, répondaient-ils12, que ce plaisir prétendu affaiblit, relâche et corrompt les esprits.

[NP3] Les chrétiens pourraient bien emprunter cette même réponse13, pour la faire à Horace14 et aux autres gaillards15 de la même secte16, si nous ne la tenions d’un des plus grands docteurs de l’Église17 enseignant de boucher les oreilles aux discours de ce genre, comme on dit que le prudent Ulysse fit aux chants des Sirènes, fermant une leçon si chrétienne de cet épiphonème18 : « Que la parole est un chemin ouvert pour conduire et tirer l’œuvre ».

Quant à ce qui concerne Aristote19, c’est le tirer à contre-poil20 que lui attribuer ce lâche sentiment sur quelques mots détournés et pris à contresens, comme il serait aisé de vérifier par les claires autorités de son raisonnement. Et si ce philosophe eût eu cette pensée lorsqu’il donne à ce genre de poésie les six parties21 qui font son assortissement22 après la première, qu’il nomme la Fable, et qui est le sujet de l’action représentée, lui aurait-il assigné pour seconde et principale celle qu’il appelle les Mœurs23, comme il a fait plusieurs fois au quatrième de sa [NP4] Poétique ? Et on ne peut entendre par ce terme de Mœurs un pervertissement de la vraie morale, tel qu’est celui de la tragédie moderne, à moins que de lui faire donner un démenti à toute sa doctrine24.

Je veux25 qu’il ait dit que cette façon de poésie est beaucoup plus délectable, en quoi il n’a fait qu’accommoder son sentiment à celui de son maître26 écrivant que la tragédie est telle qu’elle délecte extrêmement le peuple et charme les esprits : mais il ne s’ensuit pas qu’il approuve autre charme ou délectation que celle de l’esprit, comme portent ses termes et ceux de son-dit maître. En quel sens27 plusieurs ont voulu relever Épicure de l’erreur qui lui est imposée28, prenant sa volupté pour celle de l’esprit en tant que raisonnable29.

Mais l’action du théâtre moderne ne saurait pas souffrir cette exposition30, elle31 est trop éloignée des mouvements gracieux32 portant à la vertu, trop sevrée des plaisirs de l’esprit, ou dépourvue des fruits délicieux de la vraie [NP5] raison, puisqu’on n’y prétend point travailler pour les mœurs, et qu’on ne s’y propose qu’à délecter sans soin de profiter, qui n’est à bien prendre qu’à flatter le vice et chatouiller la sensualité : à quelle fin33 les acteurs se gagent34 pour abuser, et les spectateurs s’engagent pour être abusés. Il est vrai que les uns semblent agir avec plus de malice, et les autres souffrir avec plus de sottise : mais l’action des uns n’est véritablement qu’une en réalité avec la passion des autres, puisque ceux-ci veulent être abusés, de même que ceux-là veulent les abuser. Et en cette concurrence d’abus, les abuseurs conviennent avec les abusés à faire un effort conjoint pour armer puissamment le sens contre la raison, lui ôtant la connaissance du vrai par un amusement35 de fables erronées, et lui persuadant la fuite du bien36 par l’amorce sensuelle des vices et des mœurs corrompues.

Ce fut sous le prétexte d’une représentation des jeux que les premiers Romains attentèrent le ravissement des Sabines, et le violement de leur pudicité37 : et il n’est que trop vrai qu’aujourd’hui le théâtre couvre et trame de pareils attentats, et ne produit enfin que de mêmes effets. Ce qui fait différer les jeux modernes de ces anciens est que ceux-là n’avaient pour fin [NP6] qu’un mariage honnête, et que ceux-ci ne visent au contraire qu’à l’introduction de diverses impuretés honteuses, sans se pouvoir ni couvrir ni parer d’aucun titre ou prétexte d’honneur et de justice38.

C’est ce qui a fait si hautement crier les Saints Pères contre ce genre de poésie, et qui a tiré ces grands mots de la plume de S. Jérôme39 : Les vers de ces poètes, cette science séculière, cette pompe de paroles rhétoriciennes, sont la pâture du diable. Il n’y a point de satisfaction de vérité, point de réfection de justice : les curieux de ces choses persévèrent en la faim du vrai, et en la disette des vertus. Ce qui a fait donner ce conseil salutaire à saint Basile40, qu’il faut prendre garde qu’étant chatouillés par la volupté du discours, nous n’avalions la corruption, comme de ceux qui façonnent artistement, et couvrent le venin dans le miel. C’est ce qui a donné sujet à ce grand patriarche41, divin censeur du théâtre profane et dissolu, dressé42 par les faux chrétiens de son temps, de faire entendre l’impossi[NP7]bilité du salut à ceux qui s’habituent à l’assistance de ses spectacles, par ces termes dorés : Que comme un lieu sujet au dégorgement d’une source, qui ne décharge qu’une eau limoneuse et épaisse de boue, a beau être lavé et nettoyé, puisque le cours continuant de cette cause impure reproduit aussitôt l’effet inévitable de son impureté, de même ceux qui vivent exposés aux sales impressions que leur dégorge le théâtre ont beau se laver du rapport qu’ils font de ses immondicités, puisque dans l’habitude de leur retour persévérant43, étant soumis à la rechute de ce bourbier infect, leurs ordures deviennent plus fortes, plus épaisses, plus vilaines, et plus puantes.

Si nous sommes chrétiens, pouvons-nous recevoir ces avis sans gémir, sans pleurer, et sans détester l’étrange perversité du siècle malheureux où nous sommes réduits ? Auquel44, ou nous avons entièrement perdu la mémoire d’avoir (à la face de Dieu et de l’Église) promis et protesté de renoncer au diable, à ses pompes, et à ses œuvres ; ou avec une dernière effronterie nous rétractons obstinément cette promesse et protestation, n’ayant plus grand plaisir qu’à vivre45, qu’à nous paître, et à nous nourrir d’un entretien tout contraire, [NP8] et dûment nommé la pâture du diable.

Si46 la vue attentive des remarquables préjudices arrivés autrefois en la police47 romaine, par les jeux ou actions comiques et tragiques, tira cette sentence très vraie et très judicieuse de la bouche de tous les plus sages Romains (quoique païens) que le voluptueux théâtre de l’édile Scaure, délicieusement imité par les édiles ses successeurs48, fit plus de tort à la Cité que la proscription horrible du dictateur Sylla49, cruellement suivi par les tyrans ses sectateurs, tous ceux-ci ne s’étant portés qu’à chasser et bannir quelques vertueux citoyens, et ceux-là50 ne prenant plaisir qu’à séquestrer51 entièrement de la République les vertus mêmes civiles et morales.        

Que peuvent aujourd’hui dire les vrais chrétiens de ce contagieux exercice des païens (improuvé52 par eux-mêmes) alors qu’ils considèrent la sacrée sévérité de leur doctrine confondue en des farces et bouffonneries lascives ? Les lois célestes de leur sainte profession violées par des relâchements profanes et impies ? Et l’École divine du Docteur qu’ils font mine d’entendre53, de suivre et d’imiter, tenue par le diable, occupée en ses pom[NP9]pes, remplie de ses œuvres ; et ainsi, par une détestable perfidie, trahie et prostituée à ses ennemis, par des écoliers et disciples sectaires de Judas, baisant et trahissant leur maître ? Que peuvent, dis-je, aujourd’hui dire les vrais chrétiens, sinon que ces douillets professeurs du théâtre moderne54, qui font gloire d’avoir pour fin le délectable, portent plus de dommage à la République chrétienne par leurs complaisances lascives, que les plus cruels ennemis de la foi ne lui ont jamais fait par leurs violentes persécutions? Ceux-là55 par leurs tourments ont purifié les âmes, ont accru leurs mérites, leur ont acquis des loyers et des couronnes, et ont enfin peuplé le Ciel de saints. Ceux-ci par leurs chatouillements corrompent les esprits, les surchargent de crimes, leurs procurent des peines et des supplices, enfin comblent l’Enfer de perdus et de damnés56. Puisqu’il n’est que trop vrai que de toutes les personnes qui s’exposent aux dangers reconnus de ce divertissement sensuel, il ne s’en trouve point qui n’en revienne moins vertueuse qu’elle n’y est allée ; que les unes y perdent (au moins mentalement) leur chasteté, les autres la ramènent chancelante {NP10 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f21} et penchante à la chute : mais jamais l’innocence n’en est revenue dans son intégrité.

Voilà tout le profit qu’on y peut espérer, et qu’on y doit prétendre des leçons qui s’y font continuellement, des ruses, artifices, et moyens propres à combattre la vertu, renverser la raison, fortifier le vice, et introniser la sensualité.

C’est une vérité toute claire et constante qu’un poète est dans la crainte de paraître chrétien, où57 le théâtre moderne est exposé58 par la production d’une pièce qui porte l’air du Ciel, et soit vue capable de donner quelque sentiment de vertu, à moins que de risquer la perte du crédit qu’il peut avoir acquis ; et que ce fut assez à un des plus célèbres de ce temps d’avoir introduit en cette Académie de corruption deux actions chrétiennes, parmi grand nombre de profanes, pour jeter au rabais sa réputation, s’il ne l’eût promptement relevée par la montre et les leçons d’un docteur de Mensonge59.    

Je ne contredis pas à celui qui a dit qu’il y a temps de rire et de pleurer60. J’avoue que comme il faut bander l’arc et le luth pour s’en servir, il faut les relâcher pour ne pas rendre {NP11 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f22} leur service inutile. Je ne conteste point la maxime de la raison naturelle, que tout ce qui travaille a besoin de repos ; et suis d’accord avec la théologie, laquelle ne fait point de difficulté de recevoir l’eutrapélie dans les vertus morales61. J’ajoute encore de surcroît que l’une des plus honnêtes récréations convenantes à l’homme est celle qu’il retire de l’usage des arts libéraux62, et en particulier de la poésie, entre les genres de laquelle je conviens avec Platon et Aristote que la tragédie délecte extrêmement et charme les esprits63, parce qu’étant remplie de l’action vivante et animée, elle est puissante de les tenir toujours en suspens par la gentillesse de ses inventions64, l’intrigue de ses dénouements, et la continuelle attente de ses événements, où ils s’occupent délicieusement, sans avoir le loisir de rechercher en soi ni hors de soi des images ou des objets d’ennui, de chagrin et de tristesse.

Il n’est question que de lui65 donner une fin plus chrétienne que le seul délectable, et combler ses délices d’un assortissement66 d’honneur et de vertu, qui ne nous rende point étrangers de nous-mêmes, couvrant honteusement le sacré caractère et le titre de gloire {NP12 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f23} qui doit paraître en nous exempt du démentir que lui peuvent donner particulièrement nos actions publiques.

Les inconvénients pernicieux qui rendent les auteurs et acteurs de cette poésie comptables au grand Juge (qui est le vrai Agonothète67 des jeux et des récréations des hommes) de toutes les pensées et actions criminelles qu’ils occasionnent ou causent en leurs spectateurs, m’[ont] servi de motif pour faire voir un théâtre chrétien à des personnes vraiment chrétiennes, qui m’en ont témoigné le désir, auquel le devoir m’oblige de complaire68.

J’ai véritablement tâché de récréer les esprits dans les termes de l’art, mais avec la conduite que la morale humaine et la profession chrétienne me prescrivent. Et ma scène, parée de cette bienséance, pour être plus décente et plus pure, n’est pas moins récréative et divertissante aux personnes desquelles je veux l’attention, pour faire un jugement solide et raisonnable de mes intentions.

Il serait souhaitable que les poètes du temps, si curieux de travailler avec tant d’étude et de soin pour éviter un Car69 et quelque menue dissonance, relevassent les yeux, et {NP13 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f24} dressassent ces beaux feux à leur centre, pour les tirer à une fin plus haute ; et véritablement les battements de mains et applaudissements populaires sont de trop petites récompenses d’un travail si pénible et si considérable. Si ces prétentions ne servaient que de borne à leur ambition70, leurs actions seraient étroitement logées : cette vaine fumée d’apparence d’honneur est trop légère et passagère pour servir de couronne à leurs mérites et de terme solide à des actions qui devraient aspirer à l’immortalité. Si par l’exactitude rapportée à polir et rechercher l’entier achèvement de leurs ouvrages, ils présument avec cet ancien peintre d’avoir peint pour l’éternité, ils sont bien hors de compte : leurs peintures ne sont que pour le temps, et pour le temps bien court et bientôt périssable, s’ils ne travaillent pour une fin plus haute et plus étendue, en laquelle ils ont moyen de concourir avec Dieu même, pour la fin qu’il a eue dans ses œuvres, qui est sa propre gloire.

Enfin j’exclus de mon théâtre les profanes, les païens et les étrangers de la foi, curieux de se paître de fables et de mensonges, obstinés à leur perte par l’attache du pur liber{NP14 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f25}tinage, et du seul délectable71. Le théâtre à la mode les chatouillera mieux à leur gré, puisqu’ils n’ont envie que de rire dans le temps, à peine de pleurer dans l’éternité72. Je veux bien divertir, et suis content que mes auditeurs rient et se récréent, moyennant que leurs cœurs ne s’ouvrent et ne tendent que du côté du Ciel : qu’ils dansent d’allégresse, moyennant que leurs sauts les portent en avant, sans démarcher73 ou faire des faux pas ; à quoi je convie les vierges, les enfants, les vrais chrétiens, les âmes pures, les cœurs religieux, capables des délices du Ciel et des avant-goûts du Paradis.

Pour le contentement de tous ces auditeurs, je n’ai pas voulu mettre en jeu des vers pompeux et une poésie enflée, que nos versificateurs appellent forte, et d’autres ampoulée et piaffante74, du genre que le Satirique nomme Spumosum et corticepingui, condamné aux vers de Néron et de plusieurs autres poètes anciens75, dans l’habitude duquel on fait parler un berger en roi, une fille en soldat, un valet en docteur. J’ai appris que la perfection de l’art consiste à bien imiter la nature ; que ses plus beaux attraits sont ceux {NP15 http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k56197532/f26} qui sont produits de sa naïveté ; que l’excellence de la peinture se fait voir aux purs traits de la carnation, plutôt qu’aux ornements fardés d’une vaine draperie ; et que ce fameux peintre corrigea d’un soufflet son apprentif76, qui croyait avoir bien représenté la beauté d’Hélène, pour avoir chargé son portrait d’affiquets77 et de joyaux, lui disant qu’il l’avait fait[e] riche, mais non pas belle, divitem non pulchram78. Je me contente de donner à mes vers leur rythme entière79, à mes actes leur façon régulière, et la forme achevée au sujet de ma pièce ; et le tout dans son flux naturel, sans fard et sans contraintes.

Au reste, je puis dire que je ne prétends pas, en censurant les autres, éviter leurs censures : il me suffit d’avoir pour garants de mes propositions avancées Dieu, les saints et les sages, et chrétiens et païens, étant d’ai[lleurs]80 content de souffrir le reproche des [fautes] qu’on pourra m’imputer (sauf celle[s de] fausse croyance) d’autant que je sui[s sûr] de me connaître81, et ne dédaigne [pas] d’être connu d’autrui, puisque je [sais pour] qui et pourquoi je travaille.

VIRGINIBUS, PUERISQUE CAN[T]O82.