IdT – Les idées du théâtre


 

Dédicace

Don Sanche d’Aragon

Corneille, Pierre

Éditeur scientifique : Vuillermoz, Marc

Description

Auteur du paratexteCorneille, Pierre

Auteur de la pièceCorneille, Pierre

Titre de la pièceDon Sanche d’Aragon

Titre du paratexteA Monsieur de Zuylichem, conseiller et secrétaire de Monseigneur le Prince d’Orange

Genre du texteDédicace

Genre de la pièceComédie héroïque

Date1650

LangueFrançais

ÉditionParis, Augustin Courbé, 1650, in-4

Éditeur scientifiqueVuillermoz, Marc

Nombre de pages

Adresse sourceEn attente de numérisation

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Fichier ODThttp://www.idt.paris-sorbonne.fr/odt/CorneilleDonSancheEpitre.odt

Mise à jour2016-05-03

Mots-clés

Mots-clés français

GenreComédie héroïque ; Comédie ; Tragédie

DramaturgieVraisemblance

ActionCritère générique ; périls

Personnage(s)Mœurs ; condition sociale

RéceptionRire ; identification

FinalitéPitié et crainte

Mots-clés italiens

GenereCommedia eroica ; commedia ; tragedia

DrammaturgiaVerosimiglianza

AzioneCriteri generici ; pericoli

Personaggio(i)Costumi ; condizione sociale

RicezioneRiso ; identificazione

FinalitàPietà e timore

Mots-clés espagnols

GéneroComedia heroica ; Comedia ; Tragedia

DramaturgiaVerosimilitud

AcciónCriterio genérico ; peligros

Personaje(s)Costumbres ; condición social

RecepciónRisa ; identificación

FinalidadTerror y piedad

Présentation

Présentation en français

Dans cette épître, Corneille cherche à justifier la création et la dénomination d’un genre dramatique nouveau, celui de la comédie héroïque. Rétrospectivement, l’effort déployé par le dramaturge pour définir les conditions d’existence de ce genre pourrait sembler un peu vain, dans la mesure où ce dernier ne connaîtra, au XVIIe siècle, qu’une fortune extrêmement limitée1, et désignera des pièces appartenant à des esthétiques sensiblement différentes, ce qui a généralement conduit la critique à refuser de voir en lui un genre à part entière, et à le ranger sous la bannière de la tragi-comédie. Pourtant, alors qu’il désigne son Cid, à partir de l’édition de 1648, sous le nom de «tragédie» et fait subir le même changement de dénomination à Clitandre en 1660, Corneille maintient au fil des éditions de Don Sanche l’appellation «comédie héroïque», et confère celle-ci à deux autres de ses pièces, Tite et Bérénice, en 1671, et enfin Pulchérie, en 1673. La définition de ce genre nouveau, que Corneille ne remettra jamais en question, mérite donc que l’on s’y arrête. Mais l’intérêt principal de cette épître tient moins aux considérations qu’elle développe spécifiquement sur la comédie héroïque qu’à tout ce qui les fonde, à savoir une réflexion d’ensemble sur le genre de la comédie, réflexion que Corneille reprendra dix ans après dans ses Discours. ; Suivant une démarche des plus classiques, le dramaturge cherche à saisir la spécificité de la comédie en convoquant le modèle de la tragédie. Mais, alors que les théoriciens s’employaient depuis la Renaissance à multiplier les oppositions entre les deux genres (en se focalisant principalement sur le dénouement des pièces et le rang social des personnages), Corneille insiste sur tout ce qui fait l’unité du poème dramatique2 et ne retient qu’un seul critère distinctif, celui de l’action. Soit celle-ci comporte pour le héros un péril de mort apte à susciter la crainte et la pitié du spectateur, ce qui fera conclure à la tragédie, soit elle en est exempte, comme dans Don Sanche, ce qui obligera à voir en elle la marque même de l’univers comique. Dans ces conditions, l’adjectif «héroïque» – dont l’utilité se réduit à indiquer la haute extraction des personnages – ne fonctionne pas comme un véritable marqueur générique, mais vient seulement signaler une «espèce nouvelle»3 de comédie. Ainsi, c’est en affichant une parfaite fidélité aux idées d’Aristote (qui définit la tragédie à partir de son muthos et de l’effet cathartique que celui-ci produit sur le spectateur), que Corneille légitime l’existence de deux formes dramatiques modernes : la comédie héroïque, et sa réciproque, la tragédie à personnages communs, dont Hardy avait fourni l’exemple quelques décennies auparavant.

Texte

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A Monsieur de Zuylichem, conseiller et secrétaire de Monseigneur le Prince d’Orange4

Monsieur,

Voici un poème d’une espèce nouvelle, et qui n’a point d’exemple chez les Anciens5. Vous connaissez l’humeur de nos Français, ils aiment la nouveauté, et je hasarde non tam meliora, quam nova6, sur l’espérance de les mieux divertir. C’était l’humeur des Grecs dès le temps d’Eschyle, apud quos

Illecebris erat, et grata novitate morandus Spectator7.

Et si je ne me trompe, c’était aussi celle des Romains,

Vel qui praetextas, vel qui docuere togatas

Nec minimum meruere decus, vestigia Graeca

Ausi deserere8.

Ainsi j’ai du moins des exemples d’avoir entrepris une chose qui n’en a point. Je vous avouerai toutefois qu’après l’avoir faite, je me suis trouvé fort embarrassé à lui choisir un nom9. Je n’ai jamais pu me résoudre à celui de tragédie, n’y voyant que les personnages qui en fussent dignes. Cela eût suffi au bonhomme Plaute, qui n’y cherchait point d’autre finesse: parce qu’il y a des dieux et des rois dans son Amphitryon, il veut que c’en soit une; et parce qu’il y a des valets qui bouffonnent, il veut que ce soit aussi une comédie, et lui donne l’un et l’autre nom, par un composé qu’il forme exprès, de peur de ne lui donner pas tout ce qu’il croit lui appartenir10. Mais c’est trop déférer11 aux personnages, et considérer trop peu l’action. Aristote en use autrement dans la définition qu’il fait de la tragédie, où il décrit les qualités que doit avoir celle-ci et les effets qu’elle doit produire, sans parler aucunement de ceux-là12: et j’ose m’imaginer que ceux qui ont restreint cette sorte de poème aux personnes illustres, n’en ont décidé que sur l’opinion qu’ils ont eue, qu’il n’y avait que la fortune des rois et des princes, qui fût capable d’une action telle que ce grand maître de l’art nous prescrit. Cependant, quand il examine lui-même les qualités nécessaires au héros de la tragédie, il ne touche point du tout à sa naissance, et ne s’attache qu’aux incidents de sa vie et à ses mœurs. Il demande un homme qui ne soit ni tout méchant, ni tout bon13 ; il le demande persécuté par quelqu’un de ses plus proches14 ; il demande qu’il tombe en danger de mourir par une main obligée à le conserver : et je ne vois point pourquoi cela ne puisse arriver qu’à un prince, et que dans un moindre rang on soit à couvert de ces malheurs. L’histoire dédaigne de les marquer, à moins qu’ils aient accablé quelqu’une de ces grandes têtes, et c’est sans doute pourquoi jusqu’à présent la tragédie s’y est arrêtée15. Elle a besoin de son appui pour les événements qu’elle traite, et comme ils n’ont de l’éclat que parce qu’ils sont hors de la vraisemblance ordinaire, ils ne seraient pas croyables sans son autorité, qui agit avec empire, et semble commander de croire ce qu’elle veut persuader16. Mais je ne comprends point ce qui lui défend de descendre plus bas, quand il s’y rencontre des actions qui méritent qu’elle prenne soin de les imiter, et je ne puis croire que l’hospitalité violée en la personne des filles de Scédase, qui n’était qu’un paysan de Leuctres17, soit moins digne d’elle, que l’assassinat d’Agamemnon par sa femme, ou la vengeance de cette mort par Oreste sur sa propre mère. Quitte pour chausser le cothurne un peu plus bas.

Et tragicus plerumquam dolet sermone pedestri.18

Je dirai plus, Monsieur, la tragédie doit exciter de la pitié et de la crainte, et cela est de ses parties essentielles, puisqu’il entre dans sa définition19. Or, s’il est vrai que ce dernier sentiment ne s’excite en nous par sa représentation, que quand nous voyons souffrir nos semblables, et que leurs infortunes nous en font appréhender de pareilles : n’est-il pas vrai aussi qu’il y pourrait être excité plus fortement, par la vue des malheurs arrivés aux personnes de notre condition, à qui nous ressemblons tout à fait, que par l’image de ceux qui font trébucher de leurs trônes les plus grands monarques, avec qui nous n’avons aucun rapport20, qu’en tant que nous sommes susceptibles des passions qui les ont jetés dans ce précipice, ce qui ne se rencontre pas toujours?21 Que si vous trouvez quelque apparence en ce raisonnement, et ne désapprouvez pas qu’on puisse faire une tragédie entre des personnes médiocres, quand leurs infortunes ne sont pas au-dessous de sa dignité, permettez-moi de conclure, a simili, que nous pouvons faire une comédie entre des personnes illustres, quand nous nous en proposons quelque aventure, qui ne s’élève point au-dessus de sa portée22. Et certes, après avoir lu dans Aristote que la tragédie est une imitation des actions et non pas des hommes, je pense avoir quelque droit de dire la même chose de la comédie, et de prendre pour maxime, que c’est par la seule considération des actions, sans aucun égard aux personnages, qu’on doit déterminer de quelle espèce est un poème dramatique. Voilà, Monsieur, bien du discours, dont il n’était pas besoin pour vous attirer à mon parti, et gagner votre suffrage en faveur du titre que j’ai donné à Don Sanche. Vous savez mieux que moi tout ce que je vous dis, mais comme j’en fais confidence au public, j’ai cru que vous ne vous offenseriez pas que je vous fisse souvenir des choses dont je lui dois quelque lumière. Je continuerai donc, s’il vous plaît, et lui dirai que Don Sanche est une véritable comédie, quoique tous les acteurs23 y soient, ou rois, ou grands d’Espagne, puisqu’on n’y voit naître aucun péril, par qui24 nous puissions être portés à la pitié, ou à la crainte. Notre aventurier Carlos n’y court aucune risque25. Deux de ses rivaux sont trop jaloux de leur rang pour se commettre avec lui26, et trop généreux pour lui dresser quelque supercherie. Le mépris qu’ils en font sur l’incertitude de son origine ne détruit point en eux l’estime de sa valeur, et se change en respect, sitôt qu’ils le peuvent soupçonner d’être ce qu’il est véritablement, quoiqu’il ne le sache pas. Le troisième lie la partie avec lui27, mais elle est incontinent rompue par la reine, et quand même elle s’achèverait par la perte de sa vie, la mort d’un ennemi par un ennemi n’a rien de pitoyable, ni de terrible, et par conséquent rien de tragique28. Il a de grands déplaisirs, et qui semblent vouloir quelque pitié de nous, lorsqu’il dit lui-même à une de ses maîtresses :

Je plaindrais un Amant qui souffrirait mes peines29 ;

mais nous ne voyons autre chose dans les comédies, que des amants qui vont mourir, s’ils ne possèdent ce qu’ils aiment, et de semblables douleurs ne préparant aucun effet tragique, on ne peut dire qu’elles aillent au-dessus de la comédie. Il tombe dans l’unique malheur qu’il appréhende: il est découvert pour fils d’un pêcheur, mais en cet état même il n’a garde de nous demander notre pitié, puisqu’il s’offense de celle de ses rivaux. Ce n’est point un héros à la mode d’Euripide, qui les habillait de lambeaux pour mendier les larmes des spectateurs30 : celui-ci soutient sa disgrâce avec tant de fermeté, qu’il nous imprime plus d’admiration de son grand courage, que de compassion de son infortune. Nous la craignons pour lui avant qu’elle arrive, mais cette crainte n’a sa source que dans l’intérêt que nous prenons d’ordinaire à ce qui touche le premier acteur, et se peut ranger inter communia utriusque dramatis31 aussi bien que la reconnaissance qui fait le dénouement de cette pièce. La crainte tragique ne devance pas le malheur du héros, elle le suit ; elle n’est pas pour lui, elle est pour nous, et se produisant par une prompte application que la vue de ses malheurs nous fait faire sur nous-mêmes, elle purge en nous les passions que nous en voyons être la cause32. Enfin je ne vois rien en ce poème qui puisse mériter le nom de tragédie, si nous ne voulons nous contenter de la définition qu’en donne Averroès, qui l’appelle simplement un art de louer33. En ce cas, nous ne lui pourrons dénier ce titre sans nous aveugler volontairement, et ne vouloir pas voir que toutes ses parties ne sont qu’une peinture des puissantes impressions que les rares qualités d’un honnête homme font sur toutes sortes d’esprits, qui est une façon de louer assez ingénieuse, et hors du commun des panégyriques. Mais j’aurais mauvaise grâce de me prévaloir d’un auteur arabe, que je ne connais que sur la foi d’une traduction latine, et puisque sa paraphrase abrège le texte d’Aristote en cet article, au lieu de l’étendre, je ferai mieux d’en croire ce dernier, qui ne permet point à cet ouvrage de prendre un nom plus relevé, que celui de comédie. Ce n’est pas que je n’aie hésité quelque temps sur ce que je n’y voyais rien qui pût émouvoir à rire. Cet agrément a été jusqu’ici tellement de la pratique de la comédie, que beaucoup ont cru qu’il était aussi de son essence, et je serais encore dans ce scrupule, si je n’en avais été guéri par votre M. Heinsius, de qui je viens d’apprendre heureusement que movere risum non constituit comoediam, sed plebis aucupium est, et abusus34. Après l’autorité d’un si grand homme je serais coupable de chercher d’autres raisons, et de craindre d’être mal fondé à soutenir que la comédie se peut passer du ridicule35. J’ajoute à celle-ci l’épithète de héroïque, pour satisfaire aucunement36 à la dignité de ses personnages, qui pourrait sembler profanée par la bassesse d’un titre que jamais on n’a appliqué si haut. Mais après tout, Monsieur, ce n’est qu’un interim37, jusqu’à ce que vous m’ayez appris comme j’ai dû l’intituler. Je ne vous l’adresse que pour vous l’abandonner entièrement ; et si vos Elzeviers38 se saisissent de ce poème, comme ils ont fait de quelques-uns des miens qui l’ont précédé, ils peuvent le faire voir à vos provinces, sous le titre que vous lui jugerez plus convenable, et nous exécuterons ici l’arrêt que vous en aurez donné39. J’attends de vous cette instruction avec impatience, pour m’affermir dans mes premières pensées, ou les rejeter comme de mauvaises tentations. Elles flotteront jusque-là, et si vous ne me pouvez accorder la gloire d’avoir assez appuyé une nouveauté, vous me laisserez du moins celle d’avoir passablement défendu un paradoxe. Mais quand même vous m’ôterez toutes les deux, je m’en consolerai fort aisément, parce que je suis très assuré que vous ne m’en sauriez ôter une qui m’est beaucoup plus précieuse. C’est celle d’être toute ma vie,

Monsieur,

votre très humble, et très obéissant serviteur,

CORNEILLE